Francia

Benché la tentazione sia forte, evito di tradurre le belle fiabe di Charles Perrault. I grandi classici. Perché le ha tradotte Carlo Collodi e in modo affascinante. E insuperabile. E gli faccio un gran complimento sottolineando che sarebbe come tradurre dopo Benedetto Croce l'irresistibile barocco napoletano del Pentamerone di Basile. Non che Collodi sia fedelissimo al testo, soprattutto per quanto riguarda la famosa "Moralité" che chiude la fiaba. È possibile che riprenda solo queste parti. Posto anche altre fiabe francesi, ad esempio, quelle che Andrew Lang ha inserito nei suoi libri. Laddove io abbia a disposizione le fonti a cui ha attinto Lang, ovviamente traduco il testo originale. Altrimenti, mi attengo alle versioni dei libri "colorati". Quindi, anche nella pagina di Lang sono presenti fiabe francesi.



La Belle aux Cheveux d'Or
Madame d'Aulnoy





Il y avait une fois la fille d'un roi qui était si belle, qu'il n'y avait rien de si beau au monde. On la nommait la Belle aux Cheveux d'Or car ses cheveux étaient plus fins que de l'or, et blonds par merveille, tout frisés, qui lui tombaient jusque sur les pieds. Elle allait toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs sur la tête et des habits brochés de diamants et de perles, si bien qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer. Il y avait un jeune roi de ses voisins qui n'était point marié, et qui était bien fait et bien riche. Quand il eut appris tout ce qu'on disait de la Belle aux Cheveux d'Or, bien qu'il ne l'eût point encore vue, il se prit à l'aimer si fort, qu'il en perdait le boire et le manger, et il se résolut de lui envoyer un ambassadeur pour la demander en mariage. Il fit faire un carrosse magnifique à son ambassadeur; il lui donna plus de cent chevaux et cent laquais, et lui recommanda bien de lui amener la princesse. Quand il eut pris congé du roi et qu'il fut parti, toute la cour ne parlait d'autre chose; et le roi, qui ne doutait pas que la Belle aux Cheveux d'Or ne consentît à ce qu'il souhaitait, lui faisait déjà faire de belles robes et des meubles admirables. Pendant que les ouvriers étaient occupés à travailler, l'ambassadeur, arrivé chez la Belle aux Cheveux d'Or, lui fit son petit message. Mais, soit qu'elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré, elle répondit à l'ambassadeur qu'elle remerciait le roi, mais qu'elle n'avait point envie de se marier. L'ambassadeur partit de la cour de cette princesse, bien triste de ne la pas amener avec lui ; il rapporta tous les présents qu'il lui avait portés de la part du roi : car elle était fort sage, et savait bien qu'il ne faut pas que les filles reçoivent rien des garçons. Aussi elle ne voulut jamais accepter les beaux diamants et le reste ; et, pour ne pas mécontenter le roi, elle prit seulement un quarteron d'épingles d'Angleterre. Quand l'ambassadeur arriva à la grande ville du roi, où il était attendu si impatiemment, chacun s'affligea de ce qu'il n'amenait point la Belle aux Cheveux d'Or. Le roi se mit à pleurer comme un enfant: on le consolait sans en pouvoir venir à bout. Il y avait un jeune garçon à la cour qui était beau comme le soleil, et le mieux fait de tout le royaume: à cause de sa bonne grâce et de son esprit, on le nommait Avenant. Tout le monde l'aimait, hors les envieux, qui étaient fâchés que le roi lui fît du bien et qu'il lui confiât tous les jours ses affaires. Avenant se trouva avec des personnes qui parlaient du retour de l'ambassadeur, et qui disaient qu'il n'avait rien fait qui vaille. Il leur dit, sans y prendre garde: 
" Si le roi m'avait envoyé vers la Belle aux Cheveux d'Or, je suis certain qu'elle serait venue avec moi. " 
Tout aussitôt ces méchantes gens vont dire au roi: 
" Sire, vous ne savez pas ce que dit Avenant? Que, si vous l'aviez envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, il l'aurait ramenée. Considérez bien sa malice, il prétend être plus beau que vous, et qu'elle l'aurait tant aimé, qu'elle l'aurait suivi partout " Voilà le roi qui se met en colère, en colère tant et tant, qu'il était hors de lui. 
" Ha! ha! dit-il, ce joli mignon se moque de mon malheur, et il se prise plus que moi. Allons, qu'on le mette dans ma grosse tour, et qu'il y meure de faim! " 
Les gardes du roi furent chez Avenant, qui ne pensait plus à ce qu'il avait dit. Ils le traînèrent en prison et lui firent mille maux. Ce pauvre garçon n'avait qu'un peu de paille pour se coucher et il serait mort sans une petite fontaine qui coulait dans le pied de la tour, dont il buvait un peu pour se rafraîchir: car la faim lui avait bien séché la bouche. Un jour qu'il n'en pouvait plus, il disait en soupirant: " De quoi se plaint le roi? Il n'a point de sujet qui lui soit plus fidèle que moi, je ne l'ai jamais offensé. " 
Le roi, par hasard, passait près de la tour: quand il entendit la voix de celui qu'il avait tant aimé, il s'arrêta pour l'écouter, malgré ceux qui étaient avec lui, qui haïssaient Avenant et qui disaient au roi: 
" A quoi vous amusez-vous, sire! ne savez-vous pas que c'est un fripon? " 
Le roi répondit: " Laissez-moi là, je veux l'écouter. " 
Ayant ouï ses plaintes, les larmes lui vinrent aux yeux. Il ouvrit la porte de la tour et l'appela. Avenant vint tout triste se mettre a genoux devant lui, et baisa ses pieds: " Que vous ai-je fait, sire, lui dit-il, pour me traiter si durement? "
"Tu t'es moqué de moi et de mon ambassadeur, dit le roi. Tu as dit que, si je t'avais envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, tu l'aurais bien amenée."
" Il est vrai, sire, répondit Avenant, que je lui aurais si bien fait connaître vos grandes qualités, que je suis persuadé qu'elle n'aurait pu s'en défendre; et en cela je n'ai rien dit qui ne vous dût être agréable. " 
Le roi trouva qu'effectivement il n'avait point de tort; il regarda de travers ceux qui lui avaient dit du mal de son favori, et il l'emmena avec lui, se repentant bien de la peine qu'il lui avait faite. Après l'avoir fait souper à merveille, il l'appela dans son cabinet, et lui dit:
" Avenant, j'aime toujours la Belle aux Cheveux d'Or, ses refus ne m'ont point rebuté; mais je ne sais comment m'y prendre pour quelles veuille m'épouser: j'ai envie de t'y envoyer pour voir si tu pourras réussir. " 
Avenant répliqua qu'il était disposé à lui obéir en toutes choses, et qu'il partirait dès le lendemain. 
" Oh! dit le roi, je veux te donner un grand équipage."
" Cela n'est point nécessaire, répondit-il; il ne me faut qu'un bon cheval, avec des lettres de votre part. " 
Le roi l'embrassa, car il était ravi de le voir sitôt prêt. Ce fut le lundi matin qu'il prit congé du roi et de ses amis, pour aller à son ambassade tout seul, sans pompe et sans bruit. Il ne faisait que rêver aux moyens d'engager la Belle aux Cheveux d'Or à épouser le roi. Il avait une écritoire dans sa poche, et, quand il lui venait quelque belle pensée à mettre dans sa harangue, il descendait de cheval et s'asseyait sous des arbres pour écrire, afin de ne rien oublier. 
Un matin qu'il était parti à la petite pointe du jour, en passant dans une grande prairie, il lui vint une pensée fort jolie; il mit pied à terre, et se plaça contre des saules et des peupliers qui étaient plantés le long d'une petite rivière qui coulait au bord du pré. Après qu'il eut écrit, il regarda de tous côtés, charmé de se trouver en un si bel endroit. Il aperçut sur l'herbe une grosse carpe dorée qui bâillait et qui n'en pouvait plus, car, ayant voulu attraper de petits moucherons, elle avait sauté si hors de l'eau, qu'elle s'était élancée sur l'herbe, où elle était près de mourir. Avenant en eut pitié; et, quoiqu'il fût jour maigre et qu'il eût pu l'emporter pour son dîner, il fut la prendre et la remit doucement dans la rivière. Dès que ma commère la carpe sent la fraîcheur de l'eau, elle commence à se réjouir, et se laisse couler jusqu'au fond ; puis revenant toute gaillarde au bord de la rivière: " Avenant, dit-elle, je vous remercie du plaisir que vous venez de me faire ; sans vous je serais morte, et vous m'avez sauvée; je vous le revaudrai. " Après ce petit compliment, elle s'enfonça dans l'eau; et Avenant demeura bien surpris de l'esprit et de la grande civilité de la carpe. 
Un autre jour qu'il continuait son voyage, il vit un corbeau bien embarrassé: ce pauvre oiseau était poursuivi par un gros aigle (grand mangeur de corbeaux): il était près de l'attraper, et il l'aurait avalé comme une lentille, si Avenant n'eût éprouvé de la compassion pour cet oiseau. 
" Voilà, dit-il, comme les plus forts oppriment les plus faibles: quelle raison a l'aigle de manger le corbeau? " 
Il prend son arc qu'il portait toujours, et une flèche, puis, visant bien l'aigle, croc! il lui décoche la flèche dans le corps et le perce de part en part. L'aigle tombe mort, et le corbeau, ravi, vient se percher sur un arbre. " Avenant, lui dit-il, vous êtes bien généreux de m'avoir secouru, moi qui ne suis qu'un misérable corbeau; mais je ne demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai. " 
Avenant admira le bon esprit du corbeau et continua son chemin. En entrant dans un grand bois, si matin qu'il ne voyait qu'à peine son chemin, il entendit un hibou qui criait en hibou désespéré. 
" Ouais! dit-il, voilà un hibou bien affligé; il pourrait s'être laissé prendre dans quelque filet. " 
Il chercha de tous côtés, et enfin il trouva de grands filets que des oiseleurs avaient tendus la nuit pour attraper des oisillons. 
" Quelle pitié dit-il; les hommes ne sont faits que pour s'entre-tourmenter, ou pour persécuter de pauvres animaux qui ne leur font ni tort ni dommage. " 
Il tira son couteau et coupa les cordelettes. Le hibou prit l'essor; mais, revenant à tire-d'aile: " Avenant, dit-il, il n'est pas nécessaire que je vous fasse une longue harangue pour vous faire comprendre l'obligation que je vous ai; elle parle assez d'elle-même: les chasseurs allaient venir, j'étais pris, j'étais mort sans votre secours. J'ai le cœur reconnaissant, je vous le revaudrai. " 
Voilà les trois plus considérables aventures qui arrivèrent à Avenant dans son voyage. Il était si pressé d'arriver, qu'il ne tarda pas à se rendre au palais de la Belle aux Cheveux d'Or. Tout y était admirable; l'on y voyait les diamants entassés comme des pierres; les beaux habits, le bonbon, l'argent; c'étaient des choses merveilleuses: et il pensait en lui-même que, si elle quittait tout cela pour venir chez le roi son maître, il faudrait qu'il ait bien de la chance. Il prit un habit de brocart, des plumes incarnates et blanches; il se peigna, se poudra, se lava le visage, mit une riche écharpe toute brodée à son cou, avec un petit panier, et dedans un beau petit chien, qu'il avait acheté en passant à Bologne. 
Avenant était si bien fait, si aimable, il faisait toute chose avec tant de grâce, que, lorsqu'il se présenta à la porte du palais, tous les gardes lui firent une grande révérence; et l'on courut dire à la Belle aux Cheveux d'Or qu'Avenant, ambassadeur du roi son plus proche voisin, demandait à la voir. 
Sur ce nom d'Avenant, la princesse dit: 
" Je gagerais qu'il est joli et qu'il plaît à tout le monde."
" Vraiment oui, madame, lui dirent toutes ses filles d'honneur: nous l'avons vu du grenier où nous accommodions votre filasse, et tant qu'il est demeuré sous les fenêtres nous n'avons pu rien faire."
" Voilà qui est beau, répliqua la Belle aux Cheveux d'Or, de vous amuser à regarder les garçons! Çà, que l'on me donne ma grande robe de satin bleu brodée, et que l'on éparpille bien mes blonds cheveux; que l'on me fasse des guirlandes de fleurs nouvelles; que l'on me donne mes souliers hauts et mon éventail; que l'on balaie ma chambre et mon trône: car je veux qu'il dise partout que je suis vraiment la Belle aux Cheveux d'Or. " 
Voilà toutes ses femmes qui s'empressaient de la parer comme une reine. Elles montraient tant de hâte qu'elles s'entrecognaient et n'avançaient guère. Enfin la princesse passa dans sa galerie aux grands miroirs, pour voir si rien ne lui manquait. Puis elle monta sur son trône d'Or, d'ivoire, et d'ébène, qui sentait comme un baume, et elle commanda à ses filles de prendre des instruments et de chanter tout doucement pour n'étourdir personne. On conduisit Avenant dans la salle d'audience. Il demeura si transporté d'admiration, qu'il a dit depuis bien des fois qu'il ne pouvait presque parler. Néanmoins il reprit courage et fit sa harangue à merveille: il pria la princesse qu'il n'eût pas le déplaisir de s'en retourner sans elle. 
" Gentil Avenant, lui dit-elle, toutes les raisons que vous venez de me conter sont fort bonnes, et je vous assure que je serais bien aise de vous favoriser plus qu'un autre. Mais il faut que vous sachiez qu'il y a un mois je fus me promener sur la rivière avec toutes mes dames; et comme l'on me servit ma collation, en ôtant mon gant je tirai de mon doigt une bague qui tomba par malheur dans la rivière. Je la chérissais plus que mon royaume. Je vous laisse à juger de quelle affliction cette perte fut suivie. J'ai fait serment de n'écouter jamais aucune proposition de mariage, que l'ambassadeur qui me proposera un époux ne me rapporte ma bague. Voyez à présent ce que vous avez à faire là-dessus car quand vous me parleriez quinze jours et quinze nuits, vous ne me persuaderiez pas de changer de sentiment. " 
Avenant demeura bien étonné de cette réponse. Il lui fit une profonde révérence et la pria de recevoir le petit chien, le panier et l'écharpe; mais elle lui répliqua qu'elle ne voulait point de présents, et qu'il songeât à ce qu'elle venait de lui dire. Quand il fut retourné chez lui, il se coucha sans souper. Son petit chien, qui s'appelait Cabriole, ne voulut pas souper non plus: il vint se mettre auprès de lui. De toute la nuit, Avenant ne cessa point de soupirer. 
" Où puis-je prendre une bague tombée depuis un mois dans une grande rivière? disait-il: c'est folie d'essayer. La princesse ne m'a dit cela que pour me mettre dans l'impossibilité de lui obéir. " 
Il soupirait et s'affligeait très fort. Cabriole, qui l'écoutait, lui dit: 
" Mon cher maître, je vous prie, ne désespérez point de votre bonne fortune: vous êtes trop aimable pour n'être pas heureux. Allons, dès qu'il fera jour, au bord de la rivière. " 
Avenant lui donna deux petits coups de la main et ne répondit rien; mais, tout accablé de tristesse, il s'endormit. Cabriole, voyant le jour, cabriola tant qu'il l'éveilla, et lui dit: 
" Mon maître, habillez- vous, et sortons. " 
Avenant le voulut bien. Il se lève, s'habille et descend dans le jardin, et du jardin il va insensiblement au bord de la rivière, où il se promenait son chapeau sur ses yeux et ses bras croisés l'un sur l'autre, ne pensant qu'à son départ, quand tout d'un coup il entendit qu'on l'appelait: " Avenant! Avenant! "
Il regarde de tous côtés et ne voit personne; il crut rêver. Il continue sa promenade; on le rappelle: " Avenant! Avenant!
" Qui m'appelle? " dit-il. 
Cabriole, qui était fort petit, et qui regardait de près l'eau, lui répliqua: 
" Ne me croyez jamais, si ce n'est une carpe dorée que j'aperçois. " 
Aussitôt la grosse carpe paraît, et lui dit: 
"Vous m'avez sauvé la vie dans le pré des Aliziers, où je serais restée sans vous; je vous promis de vous le revaloir. Tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belle aux Cheveux d'Or." 
Il se baissa et la prit dans la gueule de ma commère la carpe, qu'il remercia mille fois. Au lieu de retourner chez lui, il fut droit au palais avec le petit Cabriole, qui était bien aise d'avoir fait venir son maître au bord de l'eau. On alla dire à la princesse qu'il demandait à la voir. 
" Hélas! dit-elle, le pauvre garçon, il vient prendre congé de moi. Il a considéré que ce que je veux est impossible, et il va le dire à son maître. " 
On fit entrer Avenant, qui lui présenta sa bague et lui dit: 
" Madame la princesse, voilà votre commandement fait; vous plaît-il recevoir le roi mon maître Pour époux? " 
Quand elle vit sa bague où il ne manquait rien, elle resta si étonnée, qu'elle croyait rêver. " Vraiment, dit-elle, gracieux Avenant, il faut que vous soyez favorisé de quelque fée; car naturellement cela n'est pas possible."
" Madame, dit-il, je n'en connais aucune, mais j'avais bien envie de vous obéir."
" Puisque vous avez si bonne volonté, continua-t-elle, il faut que vous me rendiez un autre service, sans lequel je ne me marierai jamais. Il y a un prince, qui n'est pas éloigné d'ici, appelé Galifron, lequel s'était mis dans l'esprit de m'épouser. Il me fit déclarer son dessein avec des menaces épouvantables, que si je le refusais il désolerait mon royaume. Mais jugez si je pouvais l'accepter: c'est un géant qui est plus haut qu'une haute tour; il mange un homme comme un singe mange un marron. Quand il va à la campagne, il porte dans ses poches de petits canons, dont il se sert de pistolets; et, lorsqu'il parle bien haut, ceux qui sont près de lui deviennent sourds. Je lui fis répondre que je ne voulais point me marier, et qu'il m'excusât. Depuis, il n'a cessé de me persécuter; il tue tous mes sujets et, avant toutes choses, il faut vous battre contre lui et m'apporter sa tête. " 
Avenant demeura un peu étourdi de cette proposition. Il rêva quelque temps, puis il dit: " Eh bien, madame, je combattrai Galifron. Je crois que je serai vaincu ; mais je mourrai en homme brave. " 
La princesse resta bien étonnée: elle lui dit mille choses pour l'empêcher de faire cette entreprise. Cela ne servit à rien: il se retira pour aller chercher des armes et tout ce qu'il lui fallait. Quand il eut ce qu'il voulait, il remit le petit Cabriole dans son panier, monta sur son beau cheval, et fut dans le pays de Galifron. Il demandait de ses nouvelles à ceux qu'il rencontrait, et chacun lui disait que c'était un vrai démon dont on n'osait approcher. Plus il entendait dire cela, plus il avait peur. Cabriole le rassurait, en lui disant: 
" Mon cher maître, pendant que vous vous battrez, j'irai lui mordre les jambes; il baissera la tête pour me chasser, et vous le tuerez. " 
Avenant admirait l'esprit du petit chien, mais il savait assez que son secours ne suffirait pas. Enfin, il arriva près du château de Galifron. Tous les chemins étaient couverts d'os et de carcasses d'hommes qu'il avait mangés ou mis en pièces. Il ne l'attendit pas longtemps, qu'il le vit venir à travers un bois. Sa tête dépassait les plus grands arbres, et il chantait d'une voix épouvantable: 

Où sont les petits enfants 
Que je les croque à belles dents? 
Il m'en faut tant, tant et tant, 
Que le monde n'est suffisant. 

Aussitôt Avenant se mit à chanter sur le même air: 

Approche: voici Avenant, 
>Qui t'arrachera les dents. 
Bien qu'il ne soit pas des plus grands, 
Pour te battre il est suffisant. 

Les rimes n'étaient pas bien régulières mais il fit la chanson fort vite, et c'est même un miracle qu'il ne la fît pas plus mal, car il avait horriblement peur. Quand Galifron entendit ces paroles, il regarda de tous côtés, et aperçut Avenant l'épée à la main, qui lui dit deux ou trois injures pour l'irriter. Il n'en fallut pas tant: il se mit dans une colère effroyable, et prenant une massue toute de fer, il aurait assommé du premier coup le gentil Avenant, sans un corbeau qui vint se mettre sur le haut de sa tête, et avec son bec lui donna si juste dans les yeux, qu'il les creva. Son sang coulait sur son visage. Il était comme un désespéré, frappant de tous côtés. Avenant l'évitait et lui portait de grands coups d'épée qu'il enfonçait jusqu'à la garde, et qui lui faisaient mille blessures, par où il perdit tant de sang qu'il tomba. Aussitôt Avenant lui coupa la tête, bien ravi d'avoir été si heureux; et le corbeau, qui s'était perché sur un arbre, lui dit: 
" Je n'ai pas oublié le service que vous me rendîtes en tuant l'aigle qui me poursuivait. Je vous promis de m'en acquitter: je crois l'avoir fait aujourd'hui."
" C'est moi qui vous dois tout, monsieur du Corbeau, répliqua Avenant; je demeure votre serviteur. " 
Il monta aussitôt à cheval, chargé de l'épouvantable tête de Galifron. Quand il arriva dans la ville, tout le monde le suivait et criait: " Voici le brave Avenant qui vient de tuer le monstre " ; de sorte que la princesse, qui entendit bien du bruit et qui tremblait qu'on ne lui vînt apprendre la mort d'Avenant, n'osait demander ce qui lui était arrivé; mais elle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laissa pas de lui faire encore peur, bien qu'il n'y eût plus rien à craindre. 
" Madame, lui dit-il, votre ennemi est mort; j'espère que vous ne refuserez plus le roi mon maître?"
" Ah! si fait, dit la Belle aux Cheveux d'Or, je le refuserai si vous ne trouvez moyen, avant mon départ, de m'apporter de l'eau de la grotte ténébreuse. Il y a proche d'ici une grotte profonde qui a bien six lieues de tour. On trouve à l'entrée deux dragons qui empêchent qu'on y entre. Ils ont du feu dans la gueule et dans les yeux. Puis, lorsqu'on est dans la grotte, on trouve un grand trou dans lequel il faut descendre: il est plein de crapauds, de couleuvres et de serpents. Au fond de ce trou, il y a une petite cave où coule la fontaine de beauté et de santé: c'est de cette eau que je veux absolument. Tout ce qu'on en lave devient merveilleux: si l'on est belle, on demeure toujours belle; si l'on est laide, on devient belle; si l'on est jeune, on reste jeune; si l'on est vieille, on devient jeune. Vous jugez bien, Avenant, que je ne quitterai pas mon royaume sans en emporter"
" Madame, lui dit-il, vous êtes si belle que cette eau vous est bien inutile; mais je suis un malheureux ambassadeur dont vous voulez la mort: je vais aller chercher ce que vous désirez, avec la certitude de n'en pouvoir revenir. " 
La Belle aux Cheveux d'Or ne changea point de dessein, et Avenant partit avec le petit chien Cabriole, pour aller à la grotte ténébreuse chercher de l'eau de beauté. Tous ceux qu'il rencontrait sur le chemin disaient: " C'est une pitié de voir un garçon si aimable aller se perdre de gaieté de cœur; il va seul à la grotte, et quand irait-il accompagné de cent braves, il n'en pourrait venir à bout. Pourquoi la princesse ne veut-elle que des choses impossibles? " 
Il continuait de marcher, et ne disait pas un mot; mais il était bien triste. Il arriva vers le haut d'une montagne où il s'assit pour se reposer un peu, et il laissa paître son cheval et courir Cabriole après des mouches. Il savait que la grotte ténébreuse n'était pas loin de là, il regardait s'il ne la verrait point. Enfin il aperçut un vilain rocher noir comme de l'encre, d'où sortait une grosse fumée, et au bout d'un moment un des dragons, qui jetait du feu par les yeux et par la gueule: il avait le corps jaune et vert, des griffes et une longue queue qui faisait plus de cent tours. Cabriole vit tout cela; il ne savait où se cacher, tant il avait peur. Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée, descendit avec une fiole que la Belle aux Cheveux d'Or lui avait donnée pour la remplir de l'eau de beauté. Il dit à son chien Cabriole: 
" C'en est fait de moi! je ne pourrai jamais avoir de cette eau qui est gardée par des dragons. Quand je serai mort, remplis la fiole de mon sang et porte-la à la princesse, pour qu'elle voie ce qu'elle me coûte; et puis va trouver le roi mon maître et conte-lui mon malheur." 
Comme il parlait ainsi, il entendit qu'on appelait: " Avenant! Avenant! " 
Il dit: " Qui m'appelle? " et il vit un hibou dans le trou d'un vieil arbre, qui lui dit: " Vous m'avez retiré du filet des chasseurs où j'étais pris, et vous me sauvâtes la vie, je vous promis que je vous le revaudrais: en voici le temps. Donnez-moi votre fiole: je sais tous les chemins de la grotte ténébreuse; je vais vous chercher de l'eau de beauté. " 
Dame! qui fut bien aise? je vous le laisse à penser. Avenant lui donna vite la fiole, et le hibou entra sans nul empêchement dans la grotte. En moins d'un quart d'heure, il revint rapporter la bouteille bien bouchée. Avenant fut ravi. Il le remercia de tout son cœur, et, remontant la montagne, il prit le chemin de la ville bien joyeux. Il alla droit au palais; il présenta la fiole à la Belle aux Cheveux d'Or, qui n'eut plus rien à dire: elle remercia Avenant, et donna ordre à tout ce qu'il fallait pour parti ; puis elle se mit en voyage avec lui. Elle le trouvait bien aimable et lui disait quelquefois: " Si vous aviez voulu, je vous aurais fait roi, nous ne serions point partis de mon royaume. " 
Mais il répondit: " Je ne voudrais pas faire un si grand déplaisir à mon maître pour tous les royaumes de la terre, quoique je vous trouve plus belle que le soleil." 
Enfin ils arrivèrent à la grande ville du roi, qui, sachant que la Belle aux Cheveux d'Or venait, alla au-devant d'elle et lui fit les plus beaux présents du monde. Il l'épousa avec tant de réjouissances que l'on ne parlait d'autre chose. Mais la Belle aux Cheveux d'Or, qu'aimait Avenant dans le fond de son cœur, n'était heureuse que quand elle le voyait, et le louait toujours. 
" Je ne serais point venue sans Avenant, dit-elle au roi. Il a fallu qu'il ait fait des choses impossibles pour mon service: vous lui devez être obligé. Il m'a donné de l'eau de beauté: je ne vieillirai jamais, je serai toujours belle. " 
Les envieux qui écoutaient la reine dirent au roi: " Vous n'êtes point jaloux, et vous avez sujet de l'être. La reine aime si fort Avenant qu'elle en perd le boire et le manger. Elle ne fait que parler de lui et des obligations que vous lui avez, comme si tel autre que vous auriez envoyé n'en eût pas fait autant. " 
Le roi dit: " Vraiment, je m'en aperçois; qu'on aille le mettre dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains." 
On prit Avenant, et, pour sa récompense d'avoir si bien servi le roi, on l'enferma dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains. Il ne voyait personne que le geôlier, qui lui jetait un morceau de pain noir par un trou, et de l'eau dans une écuelle de terre. Pourtant son petit chien Cabriole ne le quittait point; il le consolait et venait lui dire toutes les nouvelles. 
Quand la Belle aux Cheveux d'Or sut sa disgrâce, elle se jeta aux pieds du roi, et, tout en pleurs, elle le pria de faire sortir Avenant de prison. Mais plus elle le priait, plus il se fâchait, songeant: " C'est qu'elle l'aime "; et il n'en voulut rien faire. Elle n'en parla plus; elle était bien triste. Le roi s'avisa qu'elle ne le trouvait peut-être pas assez beau; il eut envie de se frotter le visage avec de l'eau de beauté, afin que la reine l'aimât plus qu'elle ne faisait. Cette eau était dans une fiole sur le bord de la cheminée de la chambre de la reine, elle l'avait mise là pour la regarder plus souvent; mais une de ses femmes de chambre, voulant tuer une araignée avec un balai, jeta par malheur la fiole par terre, qui se cassa, et toute l'eau fut perdue. Elle balaya vitement, et, ne sachant que faire, elle se souvint qu'elle avait vu dans le cabinet du roi une fiole toute semblable pleine d'eau claire comme était l'eau de beauté; elle la prit adroitement sans rien dire, et la porta sur la cheminée de la reine. L'eau qui était dans le cabinet du roi servait à faire mourir les princes et les grands seigneurs quand ils étaient criminels; au lieu de leur couper la tête ou de les pendre, on leur frottait le visage de cette eau: ils s'endormaient, et ne se réveillaient plus. 
Un soir donc, le roi prit la fiole et se frotta bien le visage, puis il s'endormit et mourut. Le petit chien Cabriole l'apprit parmi les premiers et ne manqua pas de l'aller dire à Avenant, qui lui dit d'aller trouver la Belle aux Cheveux d'Or et de la faire souvenir du pauvre prisonnier. Cabriole se glissa doucement dans la presse; car il y avait grand bruit à la cour pour la mort du roi. Il dit à la reine: 
" Madame, n'oubliez pas le pauvre Avenant. " 
Elle se souvint aussitôt des peines qu'il avait souffertes à cause d'elle et de sa grande fidélité. Elle sortit sans parler à personne, et fut droit à la tour, où elle ôta elle-même les fers des pieds et des mains d'Avenant. Et, lui mettant une couronne d'or sur la tête et le manteau royal sur les épaules, elle lui dit "Venez, aimable Avenant, je vous fais roi et vous prends pour mon époux. " 
Il se jeta à ses pieds et la remercia. Chacun fut ravi de l'avoir pour maître. Il se fit la plus belle noce du monde, et la Belle aux Cheveux d'Or vécut longtemps avec le bel Avenant, tous deux heureux et satisfaits. 

Si par hasard un malheureux 
Te demande ton assistance, 
Ne lui refuse point un secours généreux. 
Un bienfait tôt ou tard reçoit sa récompense. 
Quand Avenant, avec tant de bonté, 
Servati carpe et corbea; quand jusqu'au hibou même, 
Sans être rebuté de sa laideur extrême, 
Il conservait la liberté! 
Aurait-on jamais pu le croire, 
Que ces animaux quelque jour 
Le conduiraient au comble de la gloire, 
Lorsqu'il voudrait du roi servir le tendre amour? 
Malgré tous les attraits d'une beauté charmante, 
Qui commençait pour lui de sentir des désirs, 
Il conserve à son maître, étouffant ses soupirs, 
Une fidélité constante. 
Toutefois, sans raison, il se voit accusé: 
Mais, quand à son bonheur il paraît plus d'obstacle, 
Le Ciel lui devait un miracle, 
Qu'à la vertu jamais le Ciel n'a refusé.







La Belle et la Bête
Jeanne-Marie Leprince de Beaumont


W. Goble



Il y avait une fois un marchand, qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles; et comme ce marchand était un homme d'esprit, il n'épargna rien pour l'éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très belles; mais la cadette surtout se faisait admirer, et on ne l'appelait, quand elle était petite, que la belle enfant; en sorte que le nom lui en resta: ce qui donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure qu'elles. Les deux aînées avaient beaucoup d'orgueil, parce qu'elles étaient riches; elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres. Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage; mais les deux aînées répondirent, qu'elles ne se marieraient jamais, à moins qu'elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins, un comte.
La Belle, (car je vous ai dit que c'était le nom de la plus jeune) la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l'épouser, mais elle leur dit qu'elle était trop jeune, et qu'elle souhaitait de tenir compagnie à son père, pendant quelques années. Tout d'un coup, le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu'une petite maison de campagne, bien loin de la ville. Il dit en pleurant à ses enfants, qu'il fallait aller demeurer dans cette maison, et qu'en travaillant comme des paysans, ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu'elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu'elles avaient plusieurs amants, qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu'elles n'eussent plus de fortune; les bonnes demoiselles se trompaient: leurs amants ne voulurent plus les regarder, quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait, à cause de leur fierté, on disait, « Elles ne méritent pas qu'on les plaigne; nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé; qu'elles aillent faire les dames, en gardant les moutons ». Mais, en même temps, tout le monde disait, « pour la Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur; c'est une si bonne fille: elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté, elle était si douce, si honnête ».
Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent l'épouser, quoiqu'elle n'eût pas un sol: mais elle leur dit, qu'elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur, et qu'elle le suivrait à la campagne pour le consoler et lui aider à travailler. La pauvre Belle avait été bien affligée d'abord, de perdre sa fortune, mais elle s'était dit à elle-même, quand je pleurerais bien fort, cela ne me rendra pas mon bien, il faut tâcher d'être heureuse sans fortune. Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le marchand et ses trois fils s'occupèrent à labourer la terre. La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait de nettoyer la maison, et d'apprêter à dîner pour la famille. Elle eut d'abord beaucoup de peine, car elle n'était pas accoutumée à travailler comme une servante; mais au bout de deux mois, elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une santé parfaite. Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, elle jouait du clavecin, ou bien, elle chantait en filant. Ses deux sœurs, au contraire, s'ennuyaient à la mort; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaient toute la journée, et s'amusaient à regretter leurs beaux habits et les compagnies.
« Voyez notre cadette, disaient-elles, entre elles, elle a l'âme basse, et est si stupide qu'elle est contente de sa malheureuse situation. »
Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait que la Belle était plus propre que ses sœurs à briller dans les compagnies. il admirait la vertu de cette jeune fille, et surtout sa patience; car ses sœurs, non contentes de lui laisser faire tout l'ouvrage de la maison, l'insultaient à tout moment. Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude, lorsque le marchand reçut une lettre, par laquelle on lui mandait qu'un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises, venait d'arriver heureusement. Cette nouvelle pensa tourner la tête à ses deux aînées, qui pensaient qu'à la fin, elles pourraient quitter cette campagne, où elles s'ennuyaient tant; et quand elles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortes de bagatelles. La Belle ne lui demandait rien; car elle pensait en elle-même, que tout l'argent des marchandises ne suffirait pas pour acheter ce que ses sœurs souhaitaient.
« Tu ne me pries pas de t'acheter quelque chose », lui dit son père.
« Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je vous prie de m'apporter une rose, car il n'en vient point ici. »
Ce n'est pas que la Belle se souciât d'une rose, mais elle ne voulait pas condamner par son exemple la conduite de ses sœurs, qui auraient dit que c'était pour se distinguer, qu'elle ne demandait rien. Le bonhomme partit; mais quand il fut arrivé, on lui fit un procès pour ses marchandises, et après avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu'il était auparavant. Il n'avait plus que trente milles pour arriver à sa maison, et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants; mais comme il fallait passer un grand bois, avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement; le vent était si grand, qu'il le jeta deux fois en bas de son cheval, et la nuit étant venue il pensa qu'il mourrait de faim, ou de froid, ou qu'il serait mangé des loups, qu'il entendait hurler autour de lui. Tout d'un coup, en regardant au bout d'une longue allée d'arbres, il vit une grande lumière, mais qui paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit que cette lumière sortait d'un grand palais, qui était tout illuminé. Le marchand remercia Dieu du secours qu'il lui envoyait, et se hâta d'arriver à ce château; mais il fut bien surpris de ne trouver personne dans les cours. Son cheval, qui le suivait, voyant une grande écurie ouverte, entra dedans, et ayant trouvé du foin et de l'avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jeta dessus avec beaucoup d'avidité. Le marchand l'attacha dans l'écurie, et marcha vers la maison, où il ne trouva personne; mais étant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu; et une table chargée de viande, où il n'y avait qu'un couvert. Comme la pluie et la neige l'avaient mouillé jusqu'aux os, il s'approcha du feu pour se sécher, et disait en lui-même, le maître de la maison, ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j'ai prise, et sans doute ils viendront bientôt. Il attendit pendant un temps considérable; mais onze heures ayant sonné, sans qu'il vît personne, il ne put résister à la faim, et prit un poulet, qu'il mangea en deux bouchées, et en tremblant. Il but aussi quelques coups de vin, et devenu plus hardi, il sortit de la salle, et traversa plusieurs grands appartements, magnifiquement meublés. A la fin, il trouva une chambre, où il y avait un bon lit, et comme il était minuit passé, et qu'il était las, il prit le parti de fermer la porte, et de se coucher. Il était dix heures du matin, quand il se leva le lendemain, et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre, à la place du sien, qui était tout gâté. Assurément, dit-il en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne fée, qui a eu pitié de ma situation. Il regarda par la fenêtre, et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. il rentra dans la grande salle, où il avait soupé la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat.
« Je vous remercie, madame la fée, dit-il tout haut, d'avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. »
Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval, et comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé, et cueillit une branche, où il y en avait plusieurs. En même temps, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu'il fut tout prêt de s'évanouir.
« Vous êtes bien ingrat, lui dit la Bête, d'une voix terrible  je vous ai sauvé la vie, en vous recevant dans mon château, et pour ma peine, vous me volez mes roses, que j'aime mieux que toutes choses au monde. Il faut mourir pour réparer cette faute; je ne vous donne qu'un quart d'heure pour demander pardon à Dieu. »
Le marchand se jeta à genoux, et dit à la Bête, enjoignant les mains:
« Monseigneur, pardonnez-moi, je ne croyais pas vous offenser, en cueillant une rose pour une de mes filles, qui m'en avait demandé.  »
« Je ne m'appelle point Monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n'aime pas les compliments, moi, je veux qu'on dise ce que l'on pense; ainsi, ne croyez pas me toucher par vos flatteries. Mais vous m'avez dit que vous aviez des filles; je veux bien vous pardonner, à condition qu'une de vos filles vienne volontairement, pour mourir à votre place; ne me raisonnez pas: partez, et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois. » Le bonhomme n'avait pas dessein de sacrifier une de ses filles à ce vilain monstre; mais il pensa, au moins, j'aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu'il pouvait partir quand il voudrait; « mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t'en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as couché, tu y trouveras un grand coffre vide; tu peux y mettre tout ce qu'il te plaira, je le ferai porter chez toi. »
En même temps la Bête se retira, et le bonhomme dit en lui-même, s'il faut que je meure, j'aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfants. Il retourna dans la chambre où il avait couché, et y ayant trouvé une grande quantité de pièces d'or, il remplit le grand coffre, dont la Bête lui avait parlé; le ferma, et ayant repris son cheval, qu'il retrouva dans l'écurie, il sortit de ce palais avec une tristesse égale à la joie qu'il avait, lorsqu'il y était entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêt, et en peu d'heures, le bonhomme arriva dans sa petite maison. Ses enfants se rassemblèrent autour de lui, mais, au lieu d'être sensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer, en les regardant. Il tenait à la main la branche de roses, qu'il apportait à la Belle: il la lui donna, et lui dit:
« La Belle, prenez ces roses; elles coûteront bien cher à votre malheureux père »; et tout de suite, il raconta à sa famille la funeste aventure qui lui était arrivée. A ce récit, ses deux aînées jetèrent de grands cris, et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point.
« Voyez ce que produit l'orgueil de cette petite créature, disaient-elles; que ne demandait-elle des ajustements comme nous; mais non, mademoiselle voulait se distinguer; elle va causer la mort de notre père, et elle ne pleure pas. »
«  Cela serait fort inutile, reprit la Belle  pourquoi pleurerais-je la mort de mon père? Il ne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu'en mourant, j'aurai la joie de sauver mon père, et de lui prouver ma tendresse.»
«  Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas, nous irons trouver ce monstre, et nous périrons sous ses coups, si nous ne pouvons le tuer.
« Ne l'espérez pas, mes enfants, leur dit le marchand, la puissance de cette Bête est si grande, qu'il ne me reste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du bon cœur de la Belle, mais je ne veux pas l'exposer à la mort. Je suis vieux, il ne me reste que peu de temps à vivre, ainsi, je ne perdrai que quelques années de vie, que je ne regrette qu'à cause de vous, mes chers enfants.»
«  Je vous assure, mon père, lui dit la Belle que vous n'irez pas à ce palais sans moi ; vous ne pouvez m'empêcher de vous suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pas fort attachée à la vie, et j'aime mieux être dévorée par ce monstre, que de mourir du chagrin que me donnerait votre perte. »
On eut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beau palais, et ses sœurs en étaient charmées, parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie. Le marchand était si occupé de la douleur de perdre sa fille, qu'il ne pensait pas au coffre qu'il avait rempli d'or; mais, aussitôt qu'il se fut enfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné de le trouver à la ruelle de son lit. Il résolut de ne point dire à ses enfants qu'il était devenu si riche, parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville, qu'il était résolu de mourir dans cette campagne; mais il confia ce secret à la Belle, qui lui apprit, qu'il était venu quelques gentilshommes pendant son absence, et qu'il y en avait deux qui aimaient ses sœurs Elle pria son père de les marier; car elle était si bonne qu'elle les aimait, et leur pardonnait de tout son coeur le mal qu'elles lui avaient fait.
Ces deux méchantes filles se frottèrent les yeux avec un oignon pour pleurer lorsque la Belle partit avec son père; mais ses frères pleuraient tout de bon, aussi bien que le marchand: il n'y avait que la Belle qui ne pleurait point, parce qu'elle ne voulait pas augmenter leur douleur. Le cheval prit la route du palais, et sur le soir, ils l'aperçurent illuminé, comme la première fois. Le cheval fut tout seul à l'écurie, et le bonhomme entra avec sa fille dans la grande salle, où ils trouvèrent une table, magnifiquement servie, avec deux couverts. Le marchand n'avait pas le coeur de manger; mais Belle, s'efforçant de paraître tranquille, se mit à table, et le servit; puis elle disait en elle-même: la Bête veut m'engraisser avant de me manger, puisqu'elle me fait si bonne chère.
Quand ils eurent soupé, ils entendirent un grand bruit, et le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurant; car il pensait que c'était la Bête. Belle ne put s'empêcher de frémir, en voyant cette horrible figure: mais elle se rassura de son mieux, et le monstre lui ayant demandé si c'était de bon coeur qu'elle était venue, elle lui dit, en tremblant, que oui.
« Vous êtes bien bonne, dit la Bête, et je vous suis bien obligée. Bonhomme, partez demain matin, et ne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu la Belle. »
«  Adieu la Bête, répondit-elle, et tout de suite le monstre se retira.»
«  Ah, ma fille! dit le marchand, en embrassant la Belle, je suis à demi-mort de frayeur. »
«  Croyez-moi, laissez-moi ici; non, mon père, lui dit la Belle avec fermeté, vous partirez demain matin, et vous m'abandonnerez au secours du Ciel; peut-être aura-t-il pitié de moi. »
Ils furent se coucher, et croyaient ne pas dormir de toute la nuit, mais à peine furent-ils dans leurs lits, que leurs yeux se fermèrent. Pendant son Sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit: « Je suis contente de votre bon coeur, la Belle ; la bonne action que vous faites, en donnant votre vie, pour sauver celle de votre père, ne demeurera point sans récompense. »
La Belle en s'éveillant, raconta ce songe à son père, et quoiqu'il le consolât un peu, cela ne l'empêcha pas de jeter de grands cris, quand il fallut se séparer de sa chère fille. Lorsqu'il fut parti, la Belle s'assit dans la grande salle, et se mit à pleurer aussi; mais comme elle avait beaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu, et résolut de ne se point chagriner, pour le peu de temps qu'elle avait à vivre; car elle croyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut de se promener en attendant, et de visiter ce beau château. Elle ne pouvait s'empêcher d'en admirer la beauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte, sur laquelle il y avait écrit: Appartement de la Belle. Elle ouvrit cette porte avec précipitation, et elle fut éblouie de la magnificence qui y régnait: mais ce qui frappa le plus sa vue, fut une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique. " On ne veut pas que je m'ennuie ", dit-elle, tout bas; elle pensa ensuite, si je n'avais qu'un jour à demeurer ici, on ne m'aurait pas fait une telle provision. Cette pensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque et vit un livre, où il y avait écrit en lettres d'or: Souhaitez, commandez; vous êtes ici la reine et la maîtresse.
« Hélas! dit-elle, en soupirant, je ne souhaite rien que de revoir mon pauvre père, et de savoir ce qu'il fait à présent »: elle avait dit cela en elle-même.
Quelle fut sa surprise! en jetant les yeux sur un grand miroir, d'y voir sa maison, où son père arrivait avec un visage extrêmement triste. Ses sœurs venaient au-devant de lui, et malgré les grimaces qu'elles faisaient, pour paraître affligées, la joie qu'elles avaient de la perte de leur soeur, paraissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, et la Belle ne put s'empêcher de penser, que la Bête était bien complaisante, et qu'elle n'avait rien à craindre d'elle. A midi, elle trouva la table mise, et pendant son dîner, elle entendit un excellent concert, quoiqu'elle ne vît personne. Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s'empêcher de frémir.
« La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper?»
« Vous êtes le maître » , répondit la Belle, en tremblant.
« Non, répondit la Bête, il n'y a ici de maîtresse que vous. Vous n'avez qu'à me dire de m'en aller, si je vous ennuie; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n'est-ce pas que vous me trouvez bien laid?»
« Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir, mais je crois que vous êtes fort bon. »
« Vous avez raison, dit le monstre, mais, outre que je suis laid, je n'ai point d'esprit: je sais bien que je ne suis qu'une bête.»
« On n'est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n'avoir point d'esprit: un sot n'a jamais su cela. »
« Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison; car tout ceci est à vous; et j'aurais du chagrin, si vous n'étiez pas contente. »
« Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre coeur quand j'y pense, vous ne me paraissez plus si laid.
« Oh dame, oui, répondit la Bête, j'ai le coeur bon, mais je suis un monstre. »
« Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votre figure, que ceux qui avec la figure d'hommes, cachent un coeur faux, corrompu, ingrat.»
« Si j'avais de l'esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier, mais je suis un stupide; et tout ce que je puis vous dire, c'est que je vous suis bien obligé. »
La Belle soupa de bon appétit. Elle n'avait presque plus peur du monstre; mais elle manqua mourir de frayeur, lorsqu'il lui dit: « La Belle, voulez-vous être ma femme? »
Elle fut quelque temps sans répondre; elle avait peur d'exciter la colère du monstre en le refusant elle lui dit pourtant en tremblant: « Non, la Bête. »
Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit: mais Belle fut bientôt rassurée; car la Bête lui ayant dit tristement, « adieu la Belle », sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. Belle se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête: « Hélas, disait-elle, c'est bien dommage qu'elle soit si laide, elle est si bonne! »
Belle passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visite, l'entretenait pendant le souper, avec assez de bon sens, mais jamais avec ce qu'on appelle esprit, dans le monde. L'habitude de le voir l'avait accoutumée à sa laideur, et loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait souvent à sa montre, pour voir s'il était bientôt neuf heures; car la Bête ne manquait jamais de venir à cette heure-là. Il n'y avait qu'une chose qui faisait de la peine à la Belle, c'est que le monstre, avant de se coucher, lui demandait toujours si elle voulait être sa femme, et paraissait pénétré de douleur, lorsqu'elle lui disait que non. Elle lui dit un jour: « Vous me chagrinez, la Bête; je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère, pour vous faire croire que cela arrivera jamais. Je serai toujours votre amie, tâchez de vous contenter de cela.»
« Il le faut bien, reprit la Bête; je me rends justice. Je sais que je suis bien horrible; mais je vous aime beaucoup; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien rester ici; promettez-moi que vous ne me quitterez jamais. »
La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu dans son miroir, que son père était malade de chagrin, de l'avoir perdue, et elle souhaitait le revoir. « Je pourrais bien vous promettre, dit-elle à la Bête, de ne vous jamais quitter tout à fait; mais j'ai tant d'envie de revoir mon père, que je mourrai de douleur, si vous me refusez ce plaisir. »
« J'aime mieux mourir moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père, vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra de douleur.»
« Non, lui dit la Belle, en pleurant, je vous aime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets de revenir dans huit jours. Vous m'avez fait voir que mes sœurs sont mariées, et que mes frères sont partis pour l'armée. Mon père est tout seul, souffrez que je reste chez lui une semaine. »
« Vous y serez demain au matin, dit la Bête mais souvenez-vous de votre promesse. Vous n'aurez qu'à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. Adieu la Belle. »
La Bête soupira selon sa coutume, en disant ces mots, et la Belle se coucha toute triste de la voir affligée. Quand elle se réveilla le matin, elle se trouva dans la maison de son père, et ayant sonné une clochette, qui était à côté de son lit, elle vit venir la servante, qui fit un grand cri, en la voyant. Le bonhomme accourut à ce cri, et manqua mourir de joie, en revoyant sa chère fille; et ils se tinrent embrassés plus d'un quart d'heure. La Belle, après les premiers transports, pensa qu'elle n'avait point d'habits pour se lever; mais la servante lui dit, qu'elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre, plein de robes toutes d'or, garnies de diamants. Belle remercia la bonne Bête de ses attentions; elle prit la moins riche de ces robes, et dit à la servante de serrer les autres, dont elle voulait faire présent à ses sœurs: mais à peine eut-elle prononcé ces paroles, que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu'elle gardât tout cela pour elle, et aussitôt, les robes et le coffre revinrent à la même place. La Belle s'habilla, et pendant ce temps, on fut avertir ses sœurs, qui accoururent avec leurs maris. Elles étaient toutes deux fort malheureuses. L'aînée avait épousé un gentilhomme, beau comme l'amour; mais il était si amoureux de sa propre figure, qu'il n'était occupé que de cela, depuis le matin jusqu'au soir, et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme, qui avait beaucoup d'esprit; mais il ne s'en servait que pour faire enrager tout le monde, et sa femme toute la première. Les sœurs de la Belle manquèrent mourir de douleur, quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup, quand elle leur eut conté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirent dans le jardin, pour y pleurer tout à leur aise et elles se disaient, « pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous? Ne sommes-nous pas plus aimables qu'elle?»
« Ma soeur, dit l'aînée, il me vient une pensée; tâchons de l'arrêter ici plus de huit jours, sa sotte Bête se mettra en colère, de ce qu'elle lui aura manqué de parole, et peut-être qu'elle la dévorera.»
«  Vous avez raison, ma soeur, répondit l'autre. Pour cela, il lui faut faire de grandes caresses. »
Et ayant pris cette résolution, elles remontèrent et firent tant d'amitié à leur soeur, que la Belle en pleura de joie. Quand les huit jours furent passés, les deux sœurs s'arrachèrent les cheveux, et firent tant les affligées de son départ, qu'elle promit de rester encore huit jours. Cependant Belle se reprochait le chagrin qu'elle allait donner à sa pauvre Bête, qu'elle aimait de tout son coeur, et elle s'ennuyait de ne la plus voir. La dixième nuit qu'elle passa chez son père, elle rêva qu'elle était dans le jardin du palais, et qu'elle voyait la Bête, couchée sur l'herbe, et prête à mourir, qui lui reprochait son ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut, et versa des larmes. « Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête, qui a pour moi tant de complaisance? Est-ce sa faute, si elle est si laide, et si elle a peu d'esprit? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n'ai-je pas voulu l'épouser? Je serais plus heureuse avec elle, que mes sœurs avec leurs maris. Ce n'est, ni la beauté, ni l'esprit d'un mari, qui rendent une femme contente: c'est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance: et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Je n'ai point d'amour pour elle; mais j'ai de l'estime, de l'amitié, et de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse ; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude. »
A ces mots, Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher. A peine fut-elle dans son lit, qu'elle s'endormit, et quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu'elle était dans le palais de la Bête. Elle s'habilla magnifiquement pour lui plaire, et s'ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir; mais l'horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle, alors, craignit d'avoir causé sa mort. Elle courut tout le palais, en jetant de grands cris; elle était au désespoir. Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l'avait vue en dormant. Elle trouva la pauvre Bête étendue sans connaissance, et elle crut qu'elle était morte. Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure, et sentant que son coeur battait encore, elle prit de l'eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête. La Bête ouvrit les yeux et dit à la Belle:
« Vous avez oublié votre promesse, le chagrin de vous avoir perdue, m'a fait résoudre à me laisser mourir de faim; mais je meurs content, puisque j'ai le plaisir de vous revoir encore une fois. »
« Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle, vous vivrez pour devenir mon époux; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu'à vous. Hélas, je croyais n'avoir que de l'amitié pour vous, mais la douleur que je sens, me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir. »
A peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles, qu'elle vit le château brillant de lumière, les feux d'artifices, la musique, tout lui annonçait une fête mais toutes ces beautés n'arrêtèrent point sa vue: elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise! La Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu'un prince plus beau que l'amour, qui la remerciait d'avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s'empêcher de lui demander où était la Bête.
« Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante fée m'avait condamné à rester sous cette figure jusqu'à ce qu'une belle fille consentît à m'épouser, et elle m'avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n'y avait que vous dans le monde assez bonne, pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère; et en vous offrant ma couronne, je ne puis m'acquitter des obligations que je vous ai. »
La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour se relever. Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie, en trouvant dans la grande salle son père, et toute sa famille, que la belle dame, qui lui était apparue en songe, avait transportés au château.
« Belle, lui dit cette dame, qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre bon choix: vous avez préféré la vertu à la beauté et à l'esprit, vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une même personne. Vous allez devenir une grande reine: j'espère que le trône ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée aux deux sœurs de Belle, je connais votre coeur, et toute la malice qu'il enferme. Devenez deux statues; mais conservez toute votre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre soeur, et je ne vous impose point d'autre peine, que d'être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état, qu'au moment où vous reconnaîtrez vos fautes; mais j'ai bien peur que vous ne restiez toujours statues. On se corrige de l'orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse: mais c'est une espèce de miracle que la conversion d'un coeur méchant et envieux. » Dans le moment la fée donna un coup de baguette, qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle, dans le royaume du prince. Ses sujets le virent avec joie, et il épousa la Belle, qui vécut avec lui fort longtemps, et dans un bonheur parfait, parce qu'il était fondé sur la vertu.






Céndrillon ou la Pétite Pantoufle de Verre
C.Perrault



G. Doré




Il estoit une fois un gentil-homme qui épousa en secondes nopces une femme, la plus hautaine et la plus fiere qu’on eut jamais veuë. Elle avoit deux filles de son humeur, et qui luy ressembloient en toutes choses. Le mari avoit, de son costé, une jeune fille, mais d’une douceur et d’une bonté sans exemple: elle tenoit cela de sa mere, qui estoit la meilleure personne du monde.
Les nopces ne furent pas plûtost faites que la belle-mere fit éclater sa mauvaise humeur: elle ne put souffrir les bonnes qualitez de cette jeune enfant, qui rendoient ses filles encore plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la maison: c’estoit elle qui nettoyoit la vaisselle et les montées, qui frottoit la chambre de madame et celles de mesdemoiselles ses filles; elle couchoit tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses sœurs estoient dans des chambres parquetées, où elles avoient des lits des plus à la mode, et des miroirs où elles se voyoient depuis les pieds jusqu’à la teste. La pauvre fille souffroit tout avec patience et n’osoit s’en plaindre à son pere qui l’auroit grondée, parce que sa femme le gouvernoit entierement.
Lorsqu’elle avoit fait son ouvrage, elle s’alloit mettre au coin de la cheminée et s’asseoir dans les cendres, ce qui faisoit qu’on l’appeloit communément dans le logis Cucendron. La cadette, qui n’estoit pas si malhonneste que son aisnée, l’appeloit Cendrillon. Cependant Cendrillon, avec ses méchans habits, ne laissoit pas d’estre cent fois plus belle que ses sœurs, quoyque vestuës très-magnifiquement.
II arriva que le fils du roi donna un bal et qu’il en pria toutes les personnes de qualité. Nos deux demoiselles en furent aussi priées, car elles faisoient grande figure dans le pays. Les voilà bien aises et bien occupées à choisir les habits et les coëffures qui leur seïeroient le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon, car c’estoit elle qui repassoit le linge de ses sœurs et qui godronoit leurs manchettes. On ne parloit que de la maniere dont on s’habilleroit. « Moy, dit l’aînée, je mettray mon habit de velours rouge et ma garniture d’Angleterre.»
« Moy, dit la cadette, je n’auray que ma juppe ordinaire; mais, en récompense, je mettray mon manteau à fleurs d’or et ma barriere de diamans, qui n’est pas des plus indifférentes. »
On envoya querir la bonne coëffeuse pour dresser les cornettes à deux rangs, et on fit achetter des mouches de la bonne faiseuse. Elles appellerent Cendrillon pour luy demander son avis, car elle avoit le goût bon. Cendrillon les conseilla le mieux du monde, et s’offrit mesme à les coëffer, ce qu’elles voulurent bien. En les coëffant, elles luy disoient:
« Cendrillon, se rois-tu bien aise d’aller au bal?»
« Helas! Mesdemoiselles, vous vous mocquez de moy; ce n’est pas là ce qu’il me faut.»
« Tu as raison, on riroit bien si on voyoit un Cucendron aller au bal. »
Une autre que Cendrillon les aurait coëffées de travers; mais elle estoit bonne, et elle les coëffa parfaitement bien. Elles furent prés de deux jours sans manger, tant elles estoient transportées de joye. On rompit plus de douze lacets à force de les serrer pour leur rendre la taille plus menuë, et elles estoient toûjours devant leur miroir.
Enfin l’heureux jour arriva; on partit, et Cendrillon les suivit des yeux le plus longtemps qu’elle put. Lorsqu’elle ne les vit plus, elle se mit à pleurer. Sa maraine, qui la vit toute en pleurs, luy demanda ce qu’elle avoit.
« Je voudrois bien… je voudrois bien… »
Elle pleuroit si fort qu’elle ne put achever. Sa maraine, qui estait fée, luy dit:
« Tu voudrois bien aller au bal n’est-ce pas? »
« Helas! ouy, dit Cendrillon en soûpirant.»
« Hé bien! seras-tu bonne fille? dit sa maraine; je t’y feray aller. »
Elle la mena dans sa chambre, et luy dit:
« Va dans le jardin, et apporte-moy une citroüille. »
Cendrillon alla aussi-tost cueillir la plus belle qu’elle put trouver, et la porta à sa maraine, ne pouvant deviner comment cette citroüille la pourroit faire aller au bal. Sa maraine la creusa, et, n’ayant laissé que l’écorce, la frappa de sa baguette, et la citroüille fut aussi-tost changée en un beau carosse tout doré.
Ensuite, elle alla regarder dans sa sourissiere, où elle trouva six souris toutes en vie. Elle dit à Cendrillon de lever un peu la trappe de la sourissiere et, à chaque souris qui sortoit, elle luy donnoit un coup de sa baguette, et la souris estoit aussi-tost changée en un beau cheval: ce qui fit un bel attelage de six chevaux d’un beau gris de souris pommelé.
Comme elle estoit en peine de quoy elle ferait un cocher:
« Je vais voir, dit Cendrillon, s’il n’y a point quelque rat dans la ratiere; nous en ferons un cocher.
« Tu as raison, dit sa maraine, va voir. »
Cendrillon lui apporta la ratiere, où il y avoit trois gros rats. La fée en prit un d’entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe, et, l’ayant touché, il fut changé en un gros cocher qui avoit une des plus belles moustaches qu’on ait jamais veuës. Ensuite elle luy dit: « Va dans le jardin, tu y trouveras six lezards derriere l’arrosoir; apporte-les moy. »
Elle ne les eut pas plûtost apportez que sa maraine les changea en six laquais, qui monterent aussi-tost derriere le carosse, avec leurs habits chamarez, et qui s’y tenoient attachez comme s’ils n’eussent fait autre chose de toute leur vie.
La fée dit alors à Cendrillon:
« Hé bien? voilà de quoy aller au bal: n’es-tu pas bien aise?
« Ouy, mais est-ce que j’irai comme cela, avec mes vilains habits? »
Sa maraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en même tems ses habits furent changez en des habits de drap d’or et d’argent, tout chamarrez de pierreries; elle luy donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde.
Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carosse; mais sa maraine luy recommanda, sur toutes choses, de ne pas passer minuit, l’avertissant que, si elle demeuroit au bal un moment davantage, son carosse redeviendroit citroüille, ses chevaux des souris, ses laquais des lezards, et que ses vieux habits reprendroient leur première forme.
Elle promit à sa maraine qu’elle ne manqueroit pas de sortir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joye.
Le fils du roi, qu’on alla avertir qu’il venoit d’arriver une grande princesse qu’on ne connoissoit point, courut la recevoir. Il luy donna la main à la descente du carosse, et la mena dans la salle où est oit la compagnie. Il se fit alors un grand silence; on cessa de danser, et les violons ne joüerent plus, tant on estoit attentif à contempler les grandes beautez de cet inconnuë. On n’entendoit qu’un bruit confus: « Ha! qu’elle est belle! » Le roi même, tout vieux qu’il estoit, ne laissoit pas de la regarder et de dire tout bas à la reine qu’il y avoit long-temps qu’il n’avoit vû une si belle et si aimable personne. Toutes les dames estoient attentives à considerer sa coëffure et ses habits, pour en avoir, dés le lendemain, de semblables, pourveu qu’il se trouvast des étoffes assez belles et des ouvriers assez habiles.
Le fils du roi la mit à la place la plus honorable, et ensuite la prit pour la mener danser. Elle dança avec tant de grace qu’on l’admira encore davantage. On apporta une fort belle collation, dont le jeune prince ne mangea point, tant il estoit occupé à la considerer. Elle alla s’asseoir auprés de ses sœurs et leur fit mille honnestetez; elle leur fit part des oranges et des citrons que le prince luy avoit donnez, ce qui les estonna fort, car elles ne la connoissoient point. Lorsqu’elles causoient ainsi, Cendrillon entendit sonner onze heures trois quarts ; elle fit aussi-tost une grande reverence à la compagnie, et s’en alla le plus viste qu’elle put.
Dés qu’elle fut arrivée, elle alla trouver sa maraine, et aprés ravoir remerciée, elle luy dit qu’elle souhaiteroit bien aller encore le lendemain au bal, parce que le fils du roi l’en avoit priée. Comme elle estoit occupée à raconter à sa maraine tout ce qui s’étoit passé au bal, les deux sœurs heurterent à la porte. Cendrillon leur alla ouvrir.
« Que vous estes longtemps à revenir! » leur dit-elle en bâillant, en se frottant les yeux, et en s’étendant comme si elle n’eust fait que de se réveiller. Elle n’avoit cependant pas eu envie de dormir depuis qu’elles s’estoient quittées.
« Si tu estois venuë au bal, luy dit une de ses sœurs, tu ne t’y serais pas ennuyée; il y est venu la plus belle princesse, la plus belle qu’on puisse jamais voir; elle nous a fait mille civilitez; elle nous a donné des oranges et des citrons. » Cendrillon ne se sentoit pas de joye: elle leur demanda le nom de cette princesse; mais elles luy répondirent qu’on ne la connoissoit pas, que le fils du roi en estoit fort en peine, et qu’il donneroit toutes choses au monde pour sçavoir qui elle estoit. Cendrillon sourit et leur dit:
« Elle estoit donc bien belle? Mon Dieu! que vous estes heureuses! ne pourrois-je point la voir? Helas! mademoiselle Javotte, prestez-moi vostre habit jaune que vous mettez tous les jours. »
« Vraiment, dit mademoiselle Javotte, je suis de cet avis! Prestez vostre habit à un vilain Cucendron comme cela! Il faudroit que je fusse bien folle! »
Cendrillon s’attendoit bien à ce refus, et elle en fut bien aise, car elle auroit esté grandement embarrassée si sa sœur eut bien voulu luy prester son habit.
Le lendemain, les deux sœurs furent au bal, et Cendrillon aussi, mais encore plus parée que la premiere fois. Le fils du roi fut toujours auprés d’elle, et ne cessa de lui conter des douceurs. La jeune demoiselle ne s’ennuyoit point et oublia ce que sa maraine luy avoit recommandé: de sorte qu’elle entendit sonner le premier coup de minuit lorsqu’elle ne croyoit pas qu’il fut encore onze heures. Elle se leva, et s’enfüit aussi legerement qu’auroit fait une biche. Le prince la suivit, mais il ne put rattraper. Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement. Cendrillon arriva chez elle, bien essouflée, sans carosse, sans laquais, et avec ses méchans habits, rien ne lui estant resté de toute sa magnificence qu’une de ses petites pantoufles, la pareille de celle qu’elle avoit laissé tomber. On demanda aux gardes de la porte du palais s’ils n’avoient point veu sortir une princesse; ils dirent qu’ils n’avoient vû sortir personne qu’une jeune fille fort mal vestuë, et qui avoit plus l’air d’une paysanne que d’une demoiselle.
Quand les deux sœurs revinrent du bal. Cendrillon leur demanda si elles s’estoient encore bien diverties, et si la belle dame y avoit esté; elles luy dirent que oüy, mais qu’elle s’estoit enfuye lorsque minuit avoit sonné, et si promptement qu’elle avoit laissé tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde; que le fils du roy l’avoit ramassée, et qu’il n’avoit fait que la regarder pendant tout le reste du bal, et qu’assurément il estoit fort amoureux de la belle personne à qui appartenoit la petite pantoufle.
Elles dirent vray, car, peu de jours aprés, le fils du roy fit publier à son de trompe qu’il épouseroit celle dont le pied seroit bien juste à la pantoufle. On commença à l’essayer aux princesses, ensuite aux duchesses et à toute la cour, mais inutilement. On rapporta chez les deux sœurs, qui firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle; mais elles ne purent en venir à bout. Cendrillon, qui les regardoit, et qui reconnut sa pantoufle, dit en riant:
« Que je voye si elle ne me serait pas bonne! »
Ses sœurs se mirent à rire et à se mocquer d’elle.
Le gentilhomme qui faisoit l’essay de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, et la trouvant fort belle, dit que cela estoit juste, et qu’il avoit ordre de l’essayer à toutes les filles. Il fit asseoir Cendrillon, et, approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu’elle y entroit sans peine, et qu’elle y estoit juste comme de cire. L’étonnement des deux sœurs fut grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa poche l’autre petite pantoufle, qu’elle mit à son pied. Là-dessus arriva la maraine, qui, ayant donné un coup de sa baguette sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres.
Alors ses deux sœurs la reconnurent pour la belle personne qu’elles avoient veuë au bal. Elles se jetterent à ses pieds pour luy demander pardon de tous les mauvais traittemens qu’elles luy avoient fait souffrir. Cendrillon les releva et leur dit, en les embrassant, qu’elle leur pardonnoit de bon cœur, et qu’elle les prioit de l’aimer bien toûjours.
On la mena chez le jeune prince, parée comme elle estoit. Il la trouva encore plus belle que jamais, et, peu de jours aprés, il l’épousa. Cendrillon, qui estoit aussi bonne que belle, fit loger ses deux sœurs au palais, et les maria, dés le jour même, à deux grands seigneurs de la cour.


Moralité 

La beauté, pour le sexe, est un rare tresor; 
De l’admirer jamais on ne se lasse; 
Mais ce qu’on nomme bonne grace 
Est sans prix, et vaut mieux encor. 
C’est ce qu’à Cendrillon fit avoir sa maraine, 
En la dressant, en l’instruisant, 
Tant et si bien qu’elle en fit une reine: 
Car ainsi sur ce conte on va moralisant. 
Belles, ce don vaut mieux que d’estre bien coëffées: 
Pour engager un cœur, pour en venir à bout, 
La bonne grace est le vrai don des fées; 
Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout


Autre Moralité 

C’est sans doute un grand avantage 
D’avoir de l’esprit, du courage, 
De la naissance, 
du bon sens, 
Et d’autres semblables talens 
Qu’on reçoit du Ciel en partage; 
Mais vous aurez beau les avoir, 
Pour vostre avancement ce seront choses vaines 
Si vous n’avez, pour les faire valoir, 
Ou des parrains, ou des marraines.





Les Fées
C. Perrault





Il estoit une fois une veuve qui avoit deux filles: l’aînée luy ressembloit si fort et d’humeur et de visage que qui la voyoit voyoit la mere. Elles estoient toutes deux si desagréables et si orgueilleuses qu’on ne pouvoit vivre avec elles. La cadette, qui estoit le vray portrait de son pere pour la douceur et l’honnesteté, estoit avec cela une des plus belles filles qu’on eust sceu voir. Comme on aime naturellement son semblable, cette mere estoit folle de sa fille aînée, et, en même temps, avoit une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisoit manger à la cuisine et travailler sans cesse.
Il falloit, entre autre-chose, que cette pauvre enfant allast, deux fois le jour, puiser de l’eau à une grande demy-lieuë du logis, et qu’elle en raportast plein une grande cruche. Un jour qu’elle estoit à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de luy donner à boire.
"Ouy da, ma bonne mere", dit cette belle fille; et, rinçant aussi tost sa cruche, elle puisa de l’eau au plus bel endroit de la fontaine et la lui presenta, soûtenant toûjours la cruche, afin qu’elle bût plus aisément.
La bonne femme, ayant bû, luy dit:
"Vous estes si belle, si bonne et si honneste, que je ne puis m’empêcher de vous faire un don (car c’estoit une fée qui avoit pris la forme d’une pauvre femme de village, pour voir jusqu’où iroit l’honnesteté de cette jeune fille). Je vous donne pour don, poursuivit la fée, qu’à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou une fleur, ou une pierre précieuse".
Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mere la gronda de revenir si tard de la fontaine.
"Je vous demande pardon, ma mere, dit cette pauvre fille, d’avoir tardé si long-temps"; et, en disant ces mots, il luy sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamans.
"Que voy-je là? dit sa mere tout estonnée; je crois qu’il luy sort de la bouche des perles et des diamants. D’où vient cela, ma fille?" (Ce fut là la premiere fois qu’elle l’appela sa fille.)
La pauvre enfant luy raconta naïvement tout ce qui luy estoit arrivé, non sans jetter une infinité de diamants.
"Vrayment, dit la mere, il faut que j’y envoye ma fille. Tenez, Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de vôtre sœur quand elle parle; ne seriez-vous pas bien aise d’avoir le mesme don? Vous n’avez qu’à aller puiser de l’eau à la fontaine, et, quand une pauvre femme vous demandera à boire, luy en donner bien honnestement."
"Il me feroit beau voir, répondit la brutale, aller à la fontaine!"
"Je veux que vous y alliez, reprit la mere, et tout à l’heure".
Elle y alla, mais toûjours en grondant. Elle prit le plus beau flacon d’argent qui fut dans le logis. Elle ne fut pas plustost arrivée à la fontaine qu’elle vit sortir du bois une dame magnifiquement vestuë, qui vint luy demander à boire. C’estoit la même fée qui avoit apparu à sa sœur, mais qui avoit pris l’air et les habits d’une princesse, pour voir jusqu’où iroit la malhonnesteté de cette fille.
"Est-ce que je suis icy venuë, luy dit cette brutale orgueileuse, pour vous donner à boire! Justement j’ai apporté un flacon d’argent tout exprés pour donner à boire à Madame! J’en suis d’avis: beuvez à même si vous voulez."
"Vous n’estes guere honneste, reprit la fée sans se mettre en colere. Et bien! puisque vous estes si peu obligeante, je vous donne pour don qu’à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou un serpent, ou un crapau." D’abord que sa mere l’aperceut, elle luy cria:
"Hé bien! ma fille!"
"Hé bien! ma mere?", luy repondit la brutale en jettant deux viperes et deux crapaus.
"O Ciel, s’écria la mere, que vois-je là ? C’est sa sœur qui en est cause: elle me le payera".
Et aussi tost elle courut pour la battre. La pauvre enfant s’enfuit et alla se sauver dans la forest prochaine. Le fils du roi, qui revenoit de la chasse, la rencontra, et, la voyant si belle, luy demanda ce qu’elle faisoit là toute seule et ce qu’elle avoit à pleurer.
"Helas! Monsieur, c’est ma mere qui m’a chassée du logis".
Le fils du roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six perles et autant de diamants, la pria de luy dire d’où cela luy venoit. Elle luy conta toute son avanture. Le fils du roi en devint amoureux, et, considerant qu’un tel don valoit mieux que tout ce qu’on pouvoit donner en mariage à une autre, l’emmena au palais du roi son pere, où il l’épousa.
Pour sa sœur, elle se fit tant haïr que sa propre mere la chassa de chez elle; et la malheureuse, aprés avoir bien couru sans trouver personne qui voulut la recevoir, alla mourir au coin d’un bois.


Moralité

Les diamans et les pistoles 
Peuvent beaucoup sur les esprits; 
Cependant les douces paroles 
Ont encor plus de force, et sont d’un plus grand prix

Autre Moralité

L’honnesteté couste des soins, 
Et veut un peu de complaisance; 
Mais tost ou tard elle a sa récompense, 
Et souvent dans le temps qu’on y pense le moins.








La Chatte Blanche 
Madame d'Aulnoy


G. Spirin



Il était une fois un roi qui avait trois fils bien faits et courageux, il eut peur que l'envie de régner ne leur prit avant sa mort; il courait même certains bruits qu'ils cherchaient à s'acquérir des créatures, et que c'était pour lui ôter son royaume. Le roi se sentait vieux, mais son esprit et sa capacité n'ayant point diminué, il n'avait pas envie de leur céder une place qu'il remplissait dignement; il pensa donc que le meilleur moyen de vivre en repos, c'était de les amuser par des promesses, dont il saurait toujours éluder l'effet.
Il les appela dans son cabinet, et après leur avoir parlé avec beaucoup de bonté, il ajouta: 
«Vous conviendrez avec moi, mes chers enfants, que mon grand âge ne permet pas que je m'applique aux affaires de mon État avec autant de soin que je le faisais autrefois, je crains que mes sujets n'en souffrent, je veux mettre ma couronne sur la tête d'un de vous autres: mais il est bien juste que pour un tel présent, vous cherchiez les moyens de nie plaire, dans le dessein que j'ai de me retirer à la campagne. Il me semble qu'un petit chien adroit, joli et fidèle, me tiendrait bonne compagnie; de sorte que, sans choisir mon fils aîné plutôt que mon cadet. je vous déclare que celui des trois qui m'apportera le plus beau petit chien sera aussitôt mon héritier.» 
Ces princes demeurèrent surpris de l'inclination de leur père pour un petit chien: mais les deux cadets y pouvaient trouver leur compte, et ils acceptèrent avec plaisir la commission d'aller en chercher un: l'aîné était trop timide, ou trop respectueux pour représenter ses droits. Ils prirent congé du roi, il leur donna de l'argent et des pierreries, ajoutant que dans un an, sans y manquer, ils revinssent au même jour, et à la même heure, lui apporter leurs petits chiens.
Avant de partir, ils allèrent dans un château qui n'était qu'à une lieue de la ville. Ils y menèrent leurs plus confidents et firent de grands festins, où les trois frères se promirent une amitié éternelle, qu'ils agiraient dans l'affaire en question sans jalousie et sans chagrin, et que le plus heureux ferait toujours part de sa fortune aux autres; enfin ils partirent, réglant qu'ils se trouveraient à leur retour dans le même château, pour aller ensemble chez le roi; ils ne voulurent être suivis de personne, et changèrent leurs noms pour n'être pas connus.
Chacun prit sa route différente, les deux aînés eurent beaucoup d'aventures, mais je ne m'attache qu'à celle du cadet. Il était gracieux, il avait l'esprit gai et réjouissant, la tête admirable, la taille noble, les traits réguliers, de belles dents, beaucoup d'adresse dans tous les exercices qui conviennent à un prince. Il chantait agréablement, il touchait le luth et le théorbe avec une délicatesse qui charmait. Il savait peindre, en un mot il était très accompli, et pour la valeur cela allait jusqu'à l'intrépidité.
Il n'y avait guère de jours qu'il n'achetât des chiens, de grands, de petits, des lévriers, des dogues, des limiers, chiens de chasse, épagneuls, barbets, bichons; dès qu'il en avait un beau, et qu'il en trouvait un plus beau, illaissait aller le premier pour garder l'autre, car il aurait été impossible qu'il eût mené tout seul trente ou quarante mille chiens: et il ne voulait ni gentilshommes ni valets de chambre ni pages à sa suite. Il avançait toujours son chemin, n'ayant point déterminé jusqu'où il irait, lorsqu'il fut surpris de la nuit, du tonnerre et de la pluie dans une forêt, dont il ne pouvait plus reconnaître les sentiers.
Il prit le premier chemin, et après avoir marché longtemps, il aperçut un peu de lumière, ce qui lui persuada qu'il y avait quelque maison proche où il se mettrait à l'abri jusqu'au lendemain. Ainsi guidé par la lumière qu'il voyait, il arriva à la porte d'un château, le plus superbe qui se soit jamais imaginé. Cette porte était d'or, couverte d'escarboucles dont la lumière vive et pure éclairait tous les environs. C'était elle que le prince avait vue de fort loin; les murs étaient d'une porcelaine transparente, mêlée de plusieurs couleurs, qui représentaient l'histoire de toutes les nées, depuis la création du monde jusqu'alors; les fameuses aventures de Peau d'Âne, de Finette, de l'Oranger, de Gracieuse, de la Belle au bois dormant, de Serpentin Vert, et de cent autres n'y étaient pas oubliées. Il fut charmé d'y reconnaître le prince s'arrêter davantage dans un lieu où il se mouillait jusqu'aux os, à joindre qu'il ne voyait point du tout aux endroits où la lumière des escarboucles ne pouvait s'étendre.
Il revint à la porte d'or, il vit un pied de chevreuil attaché à une chaîne toute de diamants, il admira cette magnificence, et la sécurité avec laquelle on vivait dans le château: 
«Car enfin, disait-il, qui empêche les voleurs de venir couper cette chaîne, et d'arracher les escarboucles? Ils se feraient riches pour toujours.»
Il tira le pied de chevreuil, et aussitôt il entendit sonner une cloche qui lui parut d'or ou d'argent, par le son qu'elle rendait; au bout d'un moment la porte fut ouverte, sans qu'il aperçût autre chose qu'une douzaine de mains en l'air, qui tenaient chacune un flambeau. Il demeura si surpris qu'il hésitait à s'avancer, quand il sentit d'autres mains qui le poussaient par derrière avec assez de violence. Il marcha donc fort inquiet et à tout hasard, il porta la main sur la garde de son épée; mais en entrant dans un vestibule tout incrusté de porphyre et de lapis, il entendit deux voix ravissantes qui chantèrent ces paroles:

Des mains que vous voyez, ne prenez point d'ombrage,
Et ne craignez en ce séjour,
Que les charmes d'un beau visage,
Si votre cœur veut fuir l'amour.

Il ne put croire qu’on l'invitât de si bonne grâce pour lui faire ensuite du mal; de sorte que se sentant poussé vers une grande porte de corail, qui s'ouvrit dès qu'il s'en fut approché, il entra dans un salon de nacre de perles, et ensuite dans plusieurs chambres ornées différemment, et si riches par les peintures et les pierreries qu'il en était comme enchanté. Mille et mille lumières attachées depuis la voûte du salon jusqu'en bas, éclairaient une partie des autres appartements, qui ne laissaient pas d'être remplis de lustres, de girandoles, et de gradins couverts de bougies: enfin la magnificence était telle qu'il n'était pas aisé de croire que ce fût une chose possible.
Après avoir passé dans soixante chambres, les mains qui le conduisaient l'arrêtèrent; il vit un grand fauteuil de commodité, qui s'approcha tout seul de la cheminée. En même temps le feu s'alluma, et les mains qui lui semblaient fort belles, blanches, petites, grassettes, et bien proportionnées, le déshabillèrent; car il était mouillé, comme je l'ai déjà dit, et l'on avait peur qu'il ne s'enrhumât. On lui présenta, sans qu'il vît personne, une chemise aussi belle que pour un jour de noces, avec une robe de chambre d'une étoffe glacée d'or, brodée de petites émeraudes qui formaient des chiffres. Les mains sans corps approchèrent de lui une table, sur laquelle sa toilette fut mise. Rien n'était plus magnifique; elles le peignèrent avec une légèreté et une adresse dont il fut fort content. Ensuite on le rhabilla; mais ce ne fut pas avec ses habits, on lui en apporta de beaucoup plus riches: il admirait silencieusement tout ce qui se passait, et quelquefois il lui prenait de petits mouvements de frayeur, dont il n'était pas tout à fait le maître.
Après qu'on l'eût poudré, frisé, parfumé, paré, ajusté, et rendu plus beau qu'Adonis, les mains le conduisirent dans une salle superbe par ses dorures et ses meubles. On voyait autour l'histoire des plus fameux chats, Rodilardus pendu par les pieds au conseil des rats, Chat botté, marquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, les sorciers devenus chats, le sabbat et toutes ses cérémonies; enfin, rien n'était plus singulier que ces tableaux.
Le couvert était mis, il y en avait deux, chacun garni de son cadenas d'or, le buffet surprenait par la quantité de vases de cristal de roche, et de mille pierres rares. Le prince ne savait pour qui ces deux couverts étaient mis, lorsqu'il vit des chats qui se placèrent dans un petit orchestre ménagé exprès, l'un tenait un livre avec des notes les plus extraordinaires du monde, l'autre un rouleau de papier dont il battait la mesure, et les autres avaient de petits guitares; tout d'un coup chacun d'eux se mit à miauler sur différents tons et à gratter les cordes des guitares avec leurs ongles: c'était la plus étrange musique que l'on ait jamais entendue. Le prince se serait cru en enfer, s'il n'avait pas trouvé ce palais trop merveilleux pour donner dans une pensée si peu vraisemblable: mais il se bouchait les oreilles et riait de toute sa force, de voir les différentes postures et les grimaces de ces nouveaux musiciens.
Il rêvait aux différentes choses qui lui étaient déjà arrivées dans ce château, lorsqu'il vit entrer une petite figure qui n'avait pas une coudée de haut. Cette bamboche se couvrait d'un long voile de crêpe noir. Deux chats la menaient; ils étaient vêtus de deuil, en manteau et l'épée au côté, un nombreux cortège de chats venait après, les uns portaient des ratières pleines de rats, et les autres des souris dans des cages.
Le prince ne sortait point d'étonnement, il ne savait que penser, la figurine noire s'approcha, et levant son voile, il aperçut la plus belle petite chatte blanche qui ait jamais été, et qui sera jamais. Elle avait l'air tort jeune et fort triste, elle se mit à faire un miaulis si doux et si charmant, qu'il allait droit au cœur; elle dit au prince: 
« Fils de roi, sois le bienvenu, Ma Miaularde Majesté te voit avec plaisir.»
« Madame la Chatte, dit le prince, vous êtes bien généreuse, de me recevoir avec tant d'accueil: mais vous ne me paraissez pas une bestiole ordinaire, le don que vous avez de la parole, et le superbe château que vous possédez. en sont des preuves assez évidentes.» 
« Fils de roi, reprit Chatte Blanche, je te prie, cesse de me faire des compliments, je suis simple dans mes discours et dans mes manières, mais j'ai un bon cœur.» Allons, continua-t-elle, que l'on serve, et que les musiciens se taisent; car le prince n'entend pas ce qu'ils disent »
« Et disent-ils quelque chose, madame? » reprit-il. 
« Sans doute, continua-t-elle, nous avons ici des poètes qui ont infiniment de l'esprit, et si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu d'en être convaincu.» « Il ne faut que vous entendre pour le croire, dit galamment le prince: mais aussi, madame, je vous regarde comme une Chatte fort rare.»
L'on apporta le souper, les mains dont les corps étaient invisibles servaient, l'on mit d'abord sur la table deux bisques, l'une de pigeonneaux et l'autre de souris fort grasses. La vue de l'une empêcha le prince de manger de l'autre, se figurant que le même cuisinier les avait accommodées: mais la petite Chatte, qui devina par la mine qu'il faisait ce qu'il avait dans l'esprit, l'assura que sa cuisine était à part, et qu'il pouvait manger de ce qu'on lui présenterait, avec certitude qu'il n'y aurait ni rats ni souris.
Le prince ne se le fit pas dire deux fois, croyant bien que la belle petite Chatte ne voudrait pas le tromper. Il remarqua qu'elle avait à sa patte un portrait fait en table; cela le surprit. Il la pria de le lui montrer, croyant que c'était maître Minagrobis. Il fut bien étonné de voir un jeune homme si beau, et si très beau, qu'il était à peine croyable que la nature en pût former un tel, et qui lui ressemblait si fort, qu'on n'aurait pu le peindre mieux. Elle soupira, et devenant encore plus triste, elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire là-dessous; cependant il n'osa s'en informer, de peur de déplaire à la Chatte, ou de la chagriner. Il l'entretint de toutes les nouvelles qu'il savait, et il la trouva fort instruite des différents intérêts des princes, et des autres choses qui se passaient dans le inonde.
Après le souper, Chatte Blanche convia son hôte d'entrer dans un salon où il y avait un théâtre, sur lequel douze chats et douze singes dansèrent un ballet. Les uns étaient vêtus en Maures, et les autres en Chinois. Il est aisé de juger des sauts et des cabrioles qu'ils faisaient, et de temps en temps ils se donnaient des coups de griffes; c'est ainsi que la soirée finit. Chatte Blanche donna le bonsoir à son hôte; les mains qui l'avaient conduit jusque là le reprirent, et l'amenèrent dans un appartement tout opposé à celui qu'il avait vu. Il était moins magnifique que galant: tout était tapissé d'ailes de papillon, dont les diverses couleurs formaient mille fleurs différentes. Il y avait aussi des plumes d'oiseaux très rares, et qui n'ont peut-être jamais été vus que dans ce lieu-là. Les lits étaient de gaze, rattachés par mille nœuds de rubans. C'étaient de grandes glaces depuis le plafond jusqu'au parquet, et les bordures d'or ciselé représentaient mille petits Amours.
Le prince se coucha sans dire mot, car il n'y avait pas moyen de faire conversation avec les mains qui le servaient: il dormit peu, et fut réveillé par un bruit confus. Les mains aussitôt le tirèrent de son lit, et lui mirent un habit de chasse. Il regarda dans la cour du château, il aperçut plus de cinq cents chats, dont les uns menaient des lévriers en laisse, les autres sonnaient du cor, c'était une grande fête, Chatte Blanche allait à la chasse: elle voulait que le prince y vînt. Les officieuses mains lui présentèrent un cheval de bois qui courait à toute bride, et qui allait le pas à merveille: il fit quelque difficulté d'y monter, disant qu'il s'en fallait beaucoup qu'il ne fût chevalier errant comme don Quichotte: mais sa résistance ne servit de rien, on le planta sur le cheval de bois. Il avait une housse et une selle en broderie d'or et de diamants. Chatte Blanche montait un singe, le plus beau et le plus superbe qui se soit encore vu, elle avait quitté son grand voile, et portait un bonnet à la dragonne qui lui donnait un petit air si résolu, que toutes les souris du voisinage en avaient peur. Il ne s'est jamais fait une chasse plus agréable; les chats couraient plus vite que les lapins et les lièvres; de sorte que lorsqu'ils en prenaient, Chatte Blanche faisait faire la curée devant elle, et il s'y passait mille tours d'adresse très réjouissants; les oiseaux n'étaient pas de leur côté trop en sûreté, car les chatons grimpaient aux arbres, et le maître singe portait Chatte Blanche jusque dans le nid des aigles pour disposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes.
La chasse étant finie, elle prit un cor qui était long comme le doigt, mais qui rendait un son si clair et si haut, qu'on l'entendait aisément de dix lieues; dès qu'elle en eut sonné deux ou trois fanfares, elle fut environnée de tous les chats du pays, les uns paraissaient en l'air, montés sur des chariots, les autres dans des barques abordaient par eau; enfin il ne s'en est jamais tant vu. Ils étaient presque tous habillés de différentes manières; elle retourna au château avec ce pompeux cortège, et pria le prince d'y revenir. Il le voulut bien, quoiqu'il lui semblât que tant de chatonnerie tenait un peu du sabbat et du sorcier, et que la Chatte parlante l'étonnât plus que tout le reste.
Dès qu'elle fut rentrée chez elle, on lui mit son grand voile noir: elle soupa avec le prince, il avait faim et mangea de bon appétit: l'on apporta des liqueurs dont il but avec plaisir, et sur-le-champ elles lui ôtèrent le souvenir du petit chien qu'il devait porter au roi; il ne pensa plus qu'à miauler avec Chatte Blanche c'est-à-dire, à lui tenir bonne et fidèle compagnie. Il passait les jours en fêtes agréables, tantôt à la pêche ou à la chasse, puis l'on faisait des ballets, des carrousels, et mille autres choses où il se divertissait très bien; souvent même la belle Chatte composait des vers et des chansonnettes d'un style si passionné, qu'il semblait qu'elle avait le cœur tendre, et que l'on ne pouvait parler comme elle faisait sans aimer: mais son secrétaire, qui était un vieux chat, écrivait si mal, qu'encore que ses ouvrages aient été conservés, il est impossible de les lire.
Le prince avait oublié jusqu'à son pays. Les mains dont j'ai parlé continuaient de le servir. Il regrettait quelquefois de n'être pas chat, pont- passer sa vie dans cette bonne compagnie. 
« Hélas! disait-il à Chatte Blanche, que j'aurai de douleurs de vous quitter, je vous aime si chèrement! Ou devenez fille ou rendez-moi chat.» 
Elle trouvait son souhait fort plaisant, et ne lui faisait que des réponses obscures où il ne comprenait presque rien.
Une année s'écoule bien vite, quand on n'a ni souci ni peine, qu'on se réjouit et qu'on se porte bien. Chatte Blanche savait le temps où il devait retourner, et comme il n'y pensait plus, elle l'en fit souvenir. 
« Sais-tu, lui dit-elle, que tu n'as que trois jours pour chercher le petit chien que le roi ton père souhaite, et que tes frères en ont trouvé de fort beaux?» 
Le prince revint à lui, et s'étonnant de sa négligence: 
« Par quel charme secret, s'écria-t-il, ai-je oublié la chose du monde qui m'est la plus importante? Il y va de ma gloire et de ma fortune, où prendrai-je un chien tel qu'il le faut pour gagner le royaume, et un cheval assez diligent pour faire tant de chemin?» Il commença de s'inquiéter, et s'affligea beaucoup.
Chatte Blanche lui dit en s'adoucissant: 
«Fils de roi, ne te chagrine point, je suis de tes amies; tu peux rester encore ici un jour, et quoiqu'il y ait cinq cents lieues d'ici à ton pays, le bon cheval de bois t'y portera en moins de douze heures.»
« Je vous remercie, belle Chatte, dit le prince: mais il ne me suffit pas de retourner vers mon père, il faut que je lui porte un petit chien.»
« Tiens, lui dit Chatte Blanche, voici un gland où il y en a un plus beau que la Canicule.»
« Ô, dit le prince, madame la Chatte. Votre Majesté se moque de moi.»
« Approche le gland de ton oreille, continua-t-elle, et tu l'entendras japper.» 
Il obéit, aussitôt le petit chien fit jap, jap, dont le prince demeura transporté de joie; car tel chien qui tient dans un gland doit être fort petit. Il voulait l'ouvrir, tant il avait envie de le voir: mais Chatte Blanche lui dit qu'il pourrait avoir froid par les chemins, et qu'il valait mieux attendre qu'il fût devant le roi son père. Il la remercia mille fois, et lui dit un adieu très tendre: 
« Je vous assure, ajouta-t-il, que les jours m'ont paru si courts avec vous, que je regrette en quelque façon de vous laisser ici; et quoique vous y soyez souveraine, et que tous les chats qui vous font leur cour aient plus d'esprit et de galanterie que les nôtres, je ne laisse pas de vous convier de venir avec moi.» 
La Chatte ne répondit à cette proposition que par un profond soupir.
Ils se quittèrent, le prince arriva le premier au château où le rendez-vous avait été réglé avec ses frères. Ils s'y rendirent peu après, et demeurèrent surpris de voir dans la cour un cheval de bois, qui sautait mieux que tous ceux que l'on a dans les académies.
Le prince vint au-devant d'eux. Ils s'embrassèrent plusieurs fois, et se rendirent compte de leurs voyages; mais notre prince déguisa à ses frères la vérité de ses aventures, et leur montra un méchant chien qui servait à tourner la broche, disant qu'il l'avait trouvé si joli, que c'était celui qu'il apportait au roi. Quelque amitié qui fût entre eux, les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leur cadet; ils étaient à table et se marchaient sur le pied, comme pour se dire qu'ils n'avaient rien à craindre de ce côté-là.
Le lendemain ils partirent ensemble dans un même carrosse. Les deux fils aînés du roi avaient des petits chiens dans des paniers, si beaux et si délicats que l'on osait à peine les toucher. Le cadet portait le pauvre tourne-broche, qui était si crotté que personne ne voulait le souffrir. Lorsqu'ils furent dans le palais, chacun les environna pour leur souhaiter la bienvenue, ils entrèrent dans l'appartement du roi. Il ne savait en faveur duquel décider, car les petits chiens qui lui étaient présentés par ses deux aînés étaient presque d'une égale beauté, et ils se disputaient déjà l'avantage de la succession, lorsque le cadet les mit d'accord en tirant de sa poche le Gland que Chatte Blanche lui avait donné. Il l'ouvrit promptement, puis chacun vit un petit chien couché sur du coton. Il passait au milieu d'une bague sans y toucher, le prince le mit par terre: aussitôt il commença de danser la sarabande avec des castagnettes, aussi légèrement que la plus célèbre Espagnole. Il était de mille couleurs différentes, ses soies et ses oreilles traînaient par terre. Le roi demeura fort confus: car il était impossible de trouver rien à redire à la beauté du toutou.Cependant il n'avait aucune envie de se défaire de sa couronne. Le plus petit fleuron lui était plus cher que tous les chiens de l'univers. Il dit donc à ses enfants qu'il était très satisfait de leurs peines: mais qu'ils avaient si bien réussi dans la première chose qu'il avait souhaitée d'eux, qu'il voulait encore éprouver leur habileté avant de tenir parole; qu'ainsi il leur donnait un an à chercher, par mer et par terre, une pièce de toile si fine, qu'elle passât par le trou d'une aiguille à faire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très affligés d'être en obligation de retourner à une nouvelle quête, les deux princes, dont les chiens étaient moins beaux que celui de leur cadet, y consentirent. Chacun partit de son côté, sans se faire autant d'amitié que la première fois; car le tournebroche les avait un peu refroidis.
Notre prince reprit son cheval de bois, et sans vouloir chercher d'autres secours que ceux qu'il pourrait espérer de l'amitié de Chatte Blanche, il partit en toute diligence, et retourna au château où elle l'avait si bien reçu. Il en trouva toutes les portes ouvertes, les fenêtres, les toits, les tours et les murs étaient bien éclairés de cent mille lampes, qui faisaient un effet merveilleux. Les mains qui l'avaient si bien servi s'avancèrent au-devant de lui, prirent la bride de l'excellent cheval de bois, qu'elles menèrent à l'écurie, pendant que le prince entra dans la chambre de Chatte Blanche.
Elle était couchée dans une petite corbeille, sur un matelas de satin blanc très propre. Elle avait des cornettes négligées, et paraissait abattue; mais quand elle aperçut le prince, elle fit mille sauts et autant de gambades, pour lui témoigner la joie qu'elle avait de le revoir: 
«Quelque sujet que j'eusse, lui dit-elle, d'espérer ton retour, je t'avoue, fils de roi, que je n'osais m'en flatter, et je suis ordinairement si malheureuse dans les choses que je souhaite, que celle-ci me surprend.» 
Le prince reconnaissant lui fit mille caresses; il lui conta le succès de son voyage, qu'elle savait peut-être mieux que lui, et que le roi voulait une pièce de toile qui pût passer par le trou d'une aiguille, qu'à la vérité il croyait la chose impossible; mais qu'il n'avait pas laissé de la tenter, se promettant tout de son amitié, et de son secours. Chatte Blanche prenant un air plus sérieux, lui dit que c'était une affaire à laquelle il fallait penser, que par bonheur elle avait dans son château des chattes qui filaient fort bien, qu'elle-même y mettrait la griffe et qu'elle avancerait cette besogne, qu'ainsi il pouvait demeurer tranquille, sans aller bien loin chercher ce qu'il trouverait plus aisément chez elle, qu'en aucun lieu du monde.
Les mains parurent, elles portaient des flambeaux, et le prince les suivant avec Chatte Blanche, il entra dans une magnifique galerie qui régnait le long d'une grande rivière, sur laquelle on tira un feu d'artifice surprenant. L'on y devait brûler quatre chats, dont le procès était fait dans toutes les formes. Ils étaient accusés d'avoir mangé le rôti du souper de Chatte Blanche, son fromage et son lait, d'avoir même conspiré contre sa personne, avec Martafax et Lermite, fameux rats de la contrée, et tenus pour tels par La Fontaine, auteur très véritable; mais avec tout cela l'on savait qu'il y avait beaucoup de cabale dans cette affaire, et que la plupart des témoins étaient subornés. Quoi qu'il en soit, le prince obtint leur grâce. Le feu d'artifice ne fit mal à personne, et l'on n'a encore jamais vu de si belles fusées.
L'on servit ensuite un médianoche très propre, qui causa plus de plaisir au prince que le feu; car il avait grand-faim, et son cheval de bois l'avait amené si vite qu'il n'a jamais été de diligence pareille. Les jours suivants se passèrent comme ceux qui les avaient précédés, avec mille fêtes différentes, dont l'ingénieuse Chatte Blanche régalait son hôte. C'est peut-être le premier mortel qui se soit si bien diverti avec des chats sans avoir d'autre compagnie.
Il est vrai que Chatte Blanche avait l'esprit agréable, liant, et presque universel. Elle était plus savante qu'il n'est permis à une chatte de l'être. Le prince s'en étonnait quelquefois: 
« Non, lui disait-il, ce n'est point une chose naturelle que tout ce que je remarque de merveilleux en vous; si vous m'aimez, charmante Minette, apprenez-moi par quel prodige vous pensez et vous parlez si juste, qu'on pourrait vous recevoir dans les académies fameuses des plus beaux esprits.» 
«Cesse tes questions, fils de roi, lui disait-elle, il ne n'est pas permis d'y répondre, et tu peux pousser tes conjectures aussi loin que tu voudras, sans que je m'y oppose; qu'il te suffise que j'ai toujours pour toi patte de velours, et que je m'intéresse tendrement dans tout ce qui te regarde.»
Insensiblement cette seconde année s'écoula comme la première, le prince ne souhaitait guère de chose que les mains diligentes ne lui apportassent sur-le-champ, soit des livres, des pierreries, des tableaux, des médailles antiques; enfin il n'avait qu'à dire: 
« Je veux un tel bijou, qui est dans le cabinet du Mogol ou du roi de Perse, telle statue de Corinthe, ou de Grèce », il voyait aussitôt devant lui ce qu'il désirait, sans savoir ni qui l'avait apporté, ni d'où il venait. Cela ne laisse pas d'avoir ses agréments, et pour se délasser, l'on est quelquefois bien aise de se voir maître des plus beaux trésors de la terre.Chatte Blanche, qui veillait toujours aux intérêts du prince, l'avertit que le temps de son départ approchait, qu'il pouvait se tranquilliser sur la pièce de toile qu'il désirait, et qu'elle lui en avait fait une merveilleuse; elle ajouta qu'elle voulait cette fois-ci lui donner un équipage digne de sa naissance, et sans attendre sa réponse, elle l'obligea de regarder dans la grande cour du château, il y avait une calèche découverte d'or émaillé, de couleur de feu, avec mille devises galantes qui satisfaisaient autant l'esprit que les yeux. Douze chevaux blancs comme la neige, attachés quatre à quatre de front, la traînaient, chargés de harnais de velours, couleur de feu en broderie de diamants, et garnis de plaques d'or. La doublure de la calèche était pareille, et cent carrosses à huit chevaux, tous remplis de seigneurs de grande apparence très superbement vêtus, suivaient cette calèche. Elle était encore accompagnée par mille gardes du corps, dont les habits étaient si couverts de broderie, que l'on n'apercevait point l'étoffe; ce qui est de singulier, c'est qu'on voyait partout le portrait de Chatte Blanche, soit dans les devises de la calèche, ou sur les habits des gardes du corps, ou rattachés avec un ruban blanc au justaucorps de ceux qui faisaient cortège comme un Ordre nouveau, dont elle les avait honorés.
« Va. dit-elle au prince, va paraître à la Cour du roi ton père, d'une manière si somptueuse que tes airs magnifiques servent à lui imposer, afin qu'il ne te refuse plus la couronne que tu mérites. Voilà une noix, garde-toi de la casser qu'en sa présence, tu y trouveras la pièce de toile que tu m'as demandée.»  
« Aimable Manchette, lui dit-il, je vous avoue que je suis si pénétré de vos bontés, que si vous y vouliez consentir, je préférerais de passer ma vie avec vous, à toutes les grandeurs que j'ai lieu de me promettre ailleurs.»  
« Fils de roi, répliqua-t-elle, je suis persuadée de la bonté de ton cœur, c'est une marchandise rare parmi les princes, ils veulent être aimés de tout le monde, et ne voulant rien aimer: mais tu montres assez que la règle générale a son exception. Je te tiens compte de l'attachement que tu témoignes pour une petite chatte blanche, qui dans le fond n'est propre à rien qu'à prendre des souris.» 
Le prince lui baisa la patte, et partit.L'on aurait de la peine à croire la diligence qu'il fit, si l'on ne savait déjà de quelle manière le cheval de bois l'avait porté en moins de deux jours à plus de cinq cents lieues du château; de sorte que le même pouvoir qui anima celui-là, pressa si fort les autres qu'ils ne restèrent que vingt-quatre heures sur le chemin; ils ne s'arrêtèrent en aucun endroit jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés chez le roi, où les deux frères aînés du prince s'étaient déjà rendus; de sorte que ne voyant point paraître leur cadet, ils s'applaudissaient de sa négligence, et se disaient tout bas l'un à l'autre: 
«Voilà qui est bien heureux, il est mort ou malade, il ne sera point notre rival dans l'affaire importante qui va se traiter.» 
Aussitôt ils déployèrent leurs toiles, qui à la vérité étaient si fines, qu'elles passaient dans le trou d'une grosse aiguille; mais pour passer dans une petite cela ne se pouvait, et le roi très aise de ce prétexte de dispute, leur montrait l'aiguille qu'il avait proposée, et que les magistrats, par son ordre, apportèrent du trésor de la ville où elle avait été soigneusement enfermée.
Il y avait beaucoup de murmure sur cette dispute. Les amis des princes, et particulièrement ceux de l'aîné, car c'était sa toile qui était la plus belle, disaient que c'était là une franche chicane, où il entrait beaucoup d'adresse et de normanisme. Les créatures du roi soutenaient qu'il n'était point obligé de tenir des conditions qu'il n'avait pas proposées; enfin pour les mettre tous d'accord, l'on entendit un bruit charmant de trompettes, de timbales et de hautbois, c'était notre prince qui arrivait en pompeux appareil. Le roi et ses deux fils demeurèrent aussi étonnés les uns que les autres d'une si grande magnificence.Après qu'il eut salué respectueusement son père, et embrassé ses frères, il tira d'une boîte couverte de rubis la noix qu'il cassa; il croyait y trouver la pièce de toile tant vantée: mais il y avait au lieu une noisette. Il la cassa encore, et demeura surpris de voir un noyau de cerise. Chacun se regardait, le roi riait tout doucement, et se moquait que son fils eût été assez crédule pour croire apporter dans une noix une pièce de toile: mais pourquoi ne l'aurait-il pas cru, puisqu'il avait déjà donné un petit chien qui tenait dans un gland? Il cassa donc le noyau de cerise qui était rempli de son amande; alors il s'éleva un grand bruit dans la chambre, l'on n'entendait autre chose, si non: «Le prince cadet est la dupe de l'aventure.» 
Il ne répondit rien aux mauvaises plaisanteries des courtisans, il ouvre l'amande, et trouve un grain de blé, puis dans le grain de blé, un grain de millet. Oh! c'est la vérité qu'il commença de se défier, et marmotta entre ses dents: «Chatte Blanche: Chatte Blanche, tu t'es moquée de moi.» Il sentit dans ce moment la griffe d'un chat sur sa main, dont il fut si bien égratigné qu'il en saignait. Il ne savait si cette griffade était faite pour lui donner du cœur, ou pour lui faire perdre courage; cependant il ouvrit le grain de millet, et l'étonnement de tout le monde ne fut pas petit, quand il en tira une pièce de toile de quatre cents aunes si merveilleuse, que tous les oiseaux, les animaux et les poissons y étaient peints avec les arbres, les fruits et les plantes de la terre, les rochers, les raretés et les coquillages de la mer, le soleil, la lune. les étoiles, les astres, et les planètes des cieux: il y avait encore le portrait des rois et des autres souverains qui régnaient pour lors dans le monde: celui de leurs femmes, de leurs maîtresses, de leurs enfants, et de tous leurs sujets, sans que le plus petit polisson y fût oublié. Chacun dans son état faisait le personnage qui lui convenait, et vêtu à la mode de son pays. Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint aussi pâle que le prince était devenu rouge de la chercher si longtemps. L'on présenta l'aiguille, et elle y passa et repassa six fois. Le roi et les deux princes aînés gardaient un morne silence, quoique la beauté et la rareté de cette toile les forçassent de temps en temps de dire que tout ce qui était dans l'univers, ne lui était pas comparable.
Le roi poussa un profond soupir, et se tournant vers ses enfants: 
« Rien ne peut, leur dit-il, me donner tant de consolation dans ma vieillesse que de reconnaître votre déférence pour moi, je souhaite donc que vous vous mettiez à une nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, et celui qui au bout de l'année ramènera la plus belle fille l'épousera, et sera couronné roi à son mariage: c'est aussi bien une nécessité que mon successeur se marie. Je jure, je promets, que je ne différerai plus à donner la récompense que j'ai promise.»
Toute l'injustice roulait sur notre prince. Le petit chien et la pièce de toile méritaient dix royaumes plutôt qu'un: mais il était si bien né qu'il ne voulut point contrarier la volonté de son père, et sans différer il remonta dans sa calèche; tout son équipage le suivit, et il retourna auprès de sa chère Chatte Blanche. Elle savait le jour et le moment qu'il devait arriver, tout était jonché de fleurs sur le chemin, mille cassolettes fumaient de tous côtés, et particulièrement dans le château. Elle était assise sur un tapis de Perse, et sous un pavillon de drap d'or, dans une galerie où elle pouvait le voir revenir. Il fut reçu par les mains qui l'avaient toujours servi. Tous les chats grimpèrent sur les gouttières, pour le féliciter par un miaulage désespéré.
« Hé bien, fils de roi, lui dit-elle, te voilà donc encore revenu sans couronne!» 
« Madame, répliqua-t-il, vos bontés m'avaient tais en état de la gagner: mais je suis persuadé que le roi aurait plus de peine à s'en défaire que je n'aurais de plaisir à la posséder.» 
« N'importe, dit-elle, il ne faut rien négliger pour la mériter, je te servirai dans cette occasion; et puisqu'il faut que tu mènes une belle fille à la Cour de ton père. J'en chercherai quelqu'une, qui te fera gagner le prix: cependant réjouissons-nous, j'ai ordonné un combat naval entre mes chats et les plus terribles rats de la contrée. Mes chats seront peut-être embarrassés, car ils craigne l'eau, nuis aussi ils auraient trop d'avantage, et il faut autant qu'on le peut égaler toutes choses.» Le prince admira la prudence de madame Minette. Il la loua beaucoup, et fut avec elle sur une terrasse qui donnait vers la mer.
Les vaisseaux des chats consistaient en de grands morceaux de liège. Sur lesquels ils voguaient assez commodément. Les rats avaient joint plusieurs coques d'œufs, et c'étaient là leurs navires. Le combat, opiniâtra cruellement, les rats se jetaient dans l'eau, et nageaient bien mieux que les chats; de sorte que vingt fois ils furent vainqueurs et vaincus: mais Minagrobis, amiral de la flotte chatonique, réduisit la gent ratonnienne dans le dernier désespoir. I1 mangea à belles dents le général de leur flotte: c'était un vieux rat expérimenté qui avait fait trois fois le tour du monde, clans de beaux vaisseaux, où il n'était ni capitaine ni matelot: tuais seulement croque-lardon.
Chatte Blanche ne voulut pas qu'on détruisît absolument ces pauvres infortunés. Elle avait de la politique, et songeait que s'il n'y avait plus ni rats, ni souris dans le pays, ses sujets vivraient dans une oisiveté qui pourrait lui devenir préjudiciable. Le prince passa cette année comme il avait fait les deux autres, c'est-à-dire, à la chasse, à la pêche, au jeu; car Chatte Blanche jouait fort bien aux échecs. Il ne pouvait s'empêcher de temps en temps de lui faire de nouvelles questions, pour savoir par quel miracle elle parlait. Il lui demandait si elle était fée, ou si par une métamorphose on l'avait rendue chatte. Mais comme elle ne disait jamais que ce qu'elle voulait bien dire, elle ne répondait aussi que ce qu'elle voulait bien répondre, et c'était tant de petits mots qui ne signifiaient rien, qu'il jugea aisément qu'elle ne voulait pas partager son secret avec lui.Rien ne s'écoule plus vite que des jours qui se passent sans peine et sans chagrin, et si la Chatte n'avait pas été soigneuse de se souvenir du temps qu'il fallait retourner à la Cour, il est certain que le prince l'avait absolument oublié. Elle l'avertit la veille qu'il ne tiendrait qu'à lui d'amener une des plus belles princesses qui fût dans le monde, que l'heure de détruire le fatal ouvrage des fées était à la fin arrivée, et qu'il fallait pour cela qu'il se résolût à lui couper la tête et la queue, qu'il jetterait promptement dans le feu. 
« Moi! s'écria-t-il, Blanchette, mes amours! Moi, dis-je, je serais assez barbare pour vous tuer? Ha! vous voulez sans doute éprouver mon cœur: mais soyez certaine qu'il n'est point capable de manquer à l'amitié et à la reconnaissance qu'il vous doit. »
« Non, fils de roi, continua-t-elle, je ne te soupçonne d'aucune ingratitude; je connais ton mérite, ce n'est ni toi ni moi qui réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce que je souhaite, nous commencerons l'un et l'autre d'être heureux, et tu connaîtras, foi de Chatte de bien et d'honneur, que je suis véritablement ton amie.»
Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeux du jeune prince de la seule pensée qu'il fallait couper la tête à sa petite Chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce qu'il put imaginer de plus tendre, pour qu'elle l'en dispensât; elle répondait opiniâtrement qu'elle voulait mourir de sa main, et que c'était l'unique moyen que ses frères n'eussent la couronne, en un mot, elle le pressa avec tant d'ardeur qu'il tira son épée en tremblant, et d'une main mal assurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie la Chatte: en même temps, il vit la plus charmante métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps de Chatte Blanche devint grand, et se changea tout d'un coup en fille: mais quelle fille! C'est ce qui ne saurait être décrit, il n'y a eu que celle-là aussi accomplie. Ses yeux ravissaient les cœurs, et sa douceur les retenait; sa taille était majestueuse, l'air noble et modeste, un esprit liant, des manières engageantes; enfin elle était au-dessus de tout ce qu'il y a de plus aimable.
Le prince en la voyant demeura si surpris, et d'une surprise si agréable, qu'il se crut enchanté. Il ne pouvait parler, ses yeux n'étaient pas assez grands pour la regarder, et sa langue liée ne pouvait expliquer son étonnement: mais ce fut bien autre chose, lorsqu'il vit entrer un nombre extraordinaire de dames et de seigneurs, qui tenant tous leur peau de chatte ou de chat jetée sur leurs épaules, vinrent se prosterner aux pieds de la reine, et lui témoigner leur joie de la revoir dans son état naturel. Elle les reçut avec des témoignages de bonté qui marquaient assez le caractère de son cœur. Et après avoir tenu son cercle quelque moment, elle ordonna qu'on la laissât seule avec le prince, et elle lui parla ainsi:
« Ne pensez pas, seigneur, que j'aie toujours été chatte, ni que ma naissance soit obscure parmi les hommes. Mon père était roi de six royaumes. Il aimait tendrement ma mère, et la laissait dans une entière liberté de faire tout ce qu'elle voulait. Son inclination dominante était de voyager; de sorte qu'étant grosse de moi, elle entreprit d'aller voir une certaine montagne dont elle avait entendu dire des choses surprenantes. Comme elle était en chemin, on lui dit qu'il y avait proche du lieu où elle passait un ancien château de fées, le plus beau du inonde, tout au moins qu'on le croyait tel par une tradition qui en était restée; car d'ailleurs comme personne n'y entrait, on n'en pouvait juger: mais qu'on savait très sûrement que ces fées avaient dans leur jardin les meilleurs fruits, les plus savoureux et délicats qui se fussent jamais mangés. Aussitôt la reine ma mère eut une envie si violente d'en manger, qu'elle y tourna ses pas. Elle arriva à la porte de ce superbe édifice, qui brillait d'or et d'azur de tous les côtés; mais elle y frappa inutilement, qui que ce soit ne parut. Il semblait que tout le monde y était mort: son envie augmentant par les difficultés, elle envoya quérir des échelles afin que l'on pût passer par dessus les murs du jardin, et l'on en serait venu à bout sans que ces murs se haussaient à vue d'œil bien que personne n'y travaillât: l'on attachait des échelles les unes aux autres, elles rompaient sous le poids de ceux qu'on y faisait monter, et ils s'estropiaient ou se tuaient. La reine se désespérait. Elle voyait de grands arbres chargés de fruits qu'elle croyait délicieux, elle en voulait manger ou mourir; de sorte qu'elle fit tendre des tentes fort riches devant le château, et elle y resta six semaines avec toute sa Cour. Elle ne dormait ni ne mangeait, elle soupirait sans cesse, elle ne parlait que des fruits du jardin inaccessible: enfin elle tomba dangereusement malade, sans que qui que ce soit pût apporter le moindre remède à son mal: car les inexorables fées n'avaient pas même paru depuis qu'elle s'était établie proche de leur château. Tous ses officiers s'affligeaient extraordinairement. L'on n'entendait que des pleurs et des soupirs, pendant que la reine mourante demandait des fruits à ceux qui la servaient; mais elle n'en voulait point d'autres que de ceux qu'on lui refusait. Une nuit qu'elle s'était un peu assoupie, elle vit en se réveillant une petite vieille, laide et décrépite, assise dans un fauteuil au chevet de son lit. Elle était surprise que ses femmes eussent laissé approcher si près d'elle une inconnue, lorsqu'elle lui dit: "Nous trouvons Ta Majesté bien importune, de vouloir avec tant d'opiniâtreté manger de nos fruits: mais puisqu'il y va de ta précieuse vie, mes sœurs et moi consentons à t'en donner tant que tu pourras en emporter, et tant que tu resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don. – Ha! ma bonne mère, s'écria la reine, parlez, je vous donne mes royaumes, mon cœur, mon âme, pourvu que j'aie du fruit, je ne saurais les acheter trop cher. - Nous voulons, dit-elle, que Ta Majesté nous donne la fille que tu portes dans ton sein; dès qu'elle sera née, nous la viendrons quérir; elle sera nourrie parmi nous, il n'y a point de vertus, de beautés, de sciences, dont nous ne la douions; en un mot, ce sera notre enfant, nous la rendrons heureuse; mais observe que Ta Majesté ne la reverra plus, qu'elle ne soit mariée. Si la proposition t'agrée, je vais tout à l'heure te guérir et te mener dans nos vergers, malgré la nuit, tu verras assez clair pour choisir ce que tu voudras. Si ce que je te dis ne te plaît pas, bonsoir, madame la reine, je vais dormir. - Quelque dure que soit la loi que vous m'imposez, répondit la reine, je l'accepte plutôt que de mourir: car il est certain que je n'ai pas un jour à vivre, ainsi je perdrais mon enfant en me perdant. Guérissez-moi, savante fée, continua-t-elle, et ne me laissez pas un moment sans jouir du privilège que vous venez de m'accorder." La fée la toucha avec une petite baguette d'or, en disant: "Que Ta Majesté soit quitte de tous les maux qui la retiennent dans ce lit.'' Il lui sembla aussitôt qu'on lui ôtait une robe fort pesante et tort dure, dont elle se sentait comme accablée, et qu'il y avait des endroits où elle tenait davantage. C'était apparemment ceux où le mal était le plus grand. Elle fit appeler toutes ses dames, et leur dit, avec un visage gai, qu'elle se portait à merveille, qu'elle allait se lever, et qu'enfin ces portes si bien verrouillées et si bien barricadées du palais de féerie, lui seraient ouvertes pour manger des beaux fruits, et pour en emporter tant qu'il lui plairait. Il n'y eut aucune de ses dames qui ne crût la reine en délire, et que dans ce moment, elle rêvait à ces fruits qu'elle avait tant souhaités: de sorte qu'au lieu de lui répondre, elles se prirent à pleurer, et firent éveiller tous les médecins, pour voir en quel état elle était. Ce retardement désespérait la reine, elle demandait promptement ses habits, on les lui refusait; elle se mettait en colère et devenait fort rouge. L'on disait que c'était l'effet de sa fièvre: cependant les médecins étant entrés, après lui avoir tâté le pouls et fait leurs cérémonies ordinaires, ne purent nier qu'elle ne tût dans une parfaite santé. Ses femmes, qui virent la faute que le zèle leur avait fait commettre, tâchèrent de la réparer en l'habillant promptement. Chacune lui demanda pardon, tout fut apaisé, et elle se hâta de suivre la vieille fée, qui l'avait toujours attendue. Elle entra dans le palais, où rien ne pouvait être ajouté pour en faire le plus beau lieu du monde, vous le croirez aisément, seigneur, ajouta la reine Chatte Blanche, quand je vous aurai dit que c'est celui où nous sommes: deux autres fées un peu moins vieilles que celle qui conduisait ma mère la reçurent à la porte, et lui firent un accueil très favorable. Elle les pria de la mener promptement dans le jardin, et vers les espaliers où elle trouverait les meilleurs fruits. "Ils sont tous également bons, lui dirent-elles, et sans que tu veux avoir le plaisir de les cueillir toi-même, nous n'aurions qu'à les appeler pour les faire venir ici. - Je vous supplie, mesdames. dit la reine, que j'aie la satisfaction de voir une chose si extraordinaire." La plus vieille mit ses doigts dans sa bouche, et siffla trois fois, puis elle cria: "Abricots, pêches, pavies, brugnons, cerises, prunes, poires, bigarreaux", melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles, fraises, framboises, accourez à ma voix. - Mais, dit la reine, tout ce que vous venez d'appeler vient en différentes saisons. - Cela n'est pas ainsi dans nos vergers, dirent-elles, nous avons de tous les fruits qui sont sur la terre, toujours mûrs, toujours bons, et qui ne se gâtent jamais."
En même temps ils arrivèrent, roulant, rampant, pêle-mêle sans se gâter ni se salir; de sorte que la reine impatiente de satisfaire son envie, se jeta dessus, et prit les premiers qui s'offrirent sous ses mains, elle les dévora plutôt qu'elle ne les mangea''. Après s'en être un peu rassasiée, elle pria les fées de la laisser aller aux espaliers pour avoir le plaisir de les choisir de l'œil, avant que de les cueillir. "Nous y consentons volontiers, dirent les trois fées: mais souviens-toi de la promesse que tu nous as faite; car il ne sera plus permis de t'en dédire. - Je suis persuadée, répliqua-t-elle, que l'on est si bien avec vous, et ce palais me semble si beau, que si je n'aimais pas chèrement le roi mon mari, je m'offrirais d'y demeurer; aussi c'est pourquoi vous ne devez point craindre que je rétracte ma parole." Les fées très contentes lui ouvrirent tous leurs jardins et tous leurs enclos, elle y resta trois jours et trois nuits sans en vouloir sortir, tant elle les trouvait délicieux. Elle cueillit des fruits pour sa provision, et comme ils ne se gâtent jamais, elle en fit charger quatre mille mulets qu'elle emmena. Les fées ajoutèrent à leurs fruits des corbeilles d'or d'un travail exquis pour les mettre, et plusieurs raretés dont le prix est excessif; elles lui promirent de m'élever en princesse, de me rendre parfaite et de me choisir un époux, qu'elle serait avertie de la noce, et qu'elles espéraient bien qu'elle y viendrait. Le roi fut ravi du retour de la reine, toute la Cour lui en témoigna sa joie; ce n'étaient que bals, mascarades, courses de bague et festins, où les fruits de la reine étaient servis comme un régal délicieux. Le roi les mangeait préférablement à tout ce qu'on pouvait lui présenter. Il ne savait point le traité qu'elle avait fait avec les fées, et souvent il lui demandait en quel pays elle était allée pour en rapporter de si bonnes choses; elle lui répondait qu'ils se trouvaient sur une montagne presque inaccessible, une autre fois qu'ils venaient dans des vallons; puis au milieu d'un jardin, ou dans une grande forêt. Le roi demeurait surpris de tant de contrariétés. Il questionnait ceux qui l'avaient accompagnée: mais elle leur avait tant défendu de conter à personne son aventure, qu'ils n'osaient en parler; enfin la reine inquiète de ce qu'elle avait promis aux fées, voyant approcher le temps de ses couches, tomba dans une mélancolie affreuse, elle soupirait à tout moment, et changeait à vue d'œil. Le roi s'inquiéta, il pressa la reine de lui déclarer le sujet de sa tristesse, et après des peines extrêmes, elle lui apprit tout ce qui s'était passé entre les fées et elle, et comme elle leur avait promis la fille qu'elle devait avoir: "Quoi ! s'écria le roi, nous n'avons point d'enfants, vous savez à quel point j'en désire, et pour manger deux ou trois pommes, vous avez été capable de promettre votre fille! Il faut que vous n'ayez aucune amitié pour moi." Là-dessus il l'accabla de mille reproches, dont ma pauvre mère pensa mourir de douleur: mais il ne se contenta pas de cela, il la fit enfermer dans une tour, et mit des gardes de tous côtés pour empêcher qu'elle n'eût commerce avec qui que ce soit au monde que les officiers qui la servaient, encore changea-t-il ceux qui avaient été avec elle au château des fées. La mauvaise intelligence du roi et de la reine jeta la Cour dans une consternation infinie. Chacun quitta ses riches habits, pour en prendre de conformes à la douleur générale. Le roi de son côté paraissait inexorable, il ne voyait plus sa femme, et sitôt que je fus née, il me fit apporter dans son palais pour y être nourrie, pendant qu'elle restait prisonnière et tort malheureuse. Les fées n'ignoraient rien de ce qui se passait: elles s'en irritèrent, elles voulaient m'avoir, elles me regardaient comme leur bien, et que c'était leur faire un vol, que de me retenir. Avant que de chercher une vengeance proportionnée à leur chagrin, elles envoyèrent une célèbre ambassade au roi, pour l'avertir de mettre la reine en liberté et de lui rendre ses bonnes grâces, et pour le prier aussi de me donner à leurs ambassadeurs, afin d'être nourrie et élevée parmi elles. Les ambassadeurs étaient si petits et si contrefaits, car c'étaient des nains hideux, qu'ils n'eurent pas le don de persuader ce qu'ils voulaient au roi. Il les refusa rudement, et s'ils n'étaient partis en diligence, il leur serait peut-être arrivé pis. Quand les fées surent le procédé de mon père, elles s'indignèrent tout ce qu'on peut l'être, et après avoir envoyé dans ses six royaumes tous les maux qui pouvaient les désoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable, qui remplissait de venin les endroits où il passait, qui mangeait les hommes et les enfants, et qui faisait mourir les arbres et les plantes du souffle de son haleine. Le roi se trouva dans la dernière désolation: il consulta tous les sages de son royaume, sur ce qu'il devait faire pour garantir ses sujets des malheurs dont il les voyait accablés. Ils lui conseillèrent d'envoyer chercher par tout le monde les meilleurs médecins et les plus excellents remèdes, et d'un autre côté, qu'il fallait promettre la vie aux criminels condamnés à mort, qui voudraient combattre le dragon. Le roi assez satisfait de cet avis l'exécuta, et n'en reçut aucune consolation: car la mortalité continuait, et personne n'allait contre le dragon qu'il n'en fût dévoré: de sorte qu'il eut recours à une fée, dont il était protégé dès sa plus tendre jeunesse. Elle était fort vieille et ne se levait presque plus, il alla chez elle, il lui fit mille reproches, de souffrir que le Destin le persécutât sans le secourir. "Comment voulezvous que je fasse? lui dit-elle, vous avez irrité mes sueurs, elles ont autant de pouvoir que moi et rarement nous agissons les unes contre les autres. Songez à les apaiser en leur donnant votre fille, cette petite princesse leur appartient. Vous avez mis la reine dans une étroite prison: que vous a donc fait une femme si aimable pour la traiter si mal? Résolvez-vous de tenir la parole qu'elle a donnée: je vous assure que vous serez comblé de biens." Le roi mon père m'aimait chèrement: mais ne voyant point d'autre moyen de sauver ses royaumes et de se délivrer du fatal dragon, il dit à son amie qu'il était résolu de la croire, qu'il voulait bien me donner aux fées, puisqu'elle l'assurait que je serais chérie et traitée en princesse de mon rang, qu'il ferait aussi revenir la reine, et qu'elle n'avait qu'à lui dire à qui il me confierait pour me porter au château de féerie. "Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceau sur la montagne de Fleurs, vous pourrez même rester aux environs, pour être spectateur de la fête qui se passera." Le roi lui dit que dans huit jours il irait avec la reine, qu'elle en avertît ses sueurs les fées, afin qu'elles fissent là-dessus ce qu'elles jugeraient à propos. Dès qu'il fut de retour au palais, il renvoya quérir la reine avec autant de tendresse et de pompe, qu'il l'avait fait mettre prisonnière avec colère et emportement. Elle était si abattue et si changée, qu'il aurait eu peine à la reconnaître, si son cœur ne l'avait pas assuré que c'était cette même personne qu'il avait tant chérie. Il la pria, les larmes aux yeux, d'oublier les déplaisirs qu'il venait de lui causer, et que ce seraient les derniers qu'elle éprouverait jamais avec lui. Elle répliqua qu'elle se les était attirés par l'imprudence qu'elle avait eue de promettre sa fille aux fées, et que si quelque chose la pouvait rendre excusable, c'était l'état où elle était; enfin il lui déclara qu'il voulait me remettre entre leurs mains: la reine à son tour combattit ce dessein: il semblait que quelque fatalité s'en mêlait, et que je devais être toujours un sujet de discorde entre mon père et ma mère. Après qu'elle eut bien gémi et pleuré sans rien obtenir de ce qu'elle souhaitait (car le roi en voyait trop les funestes conséquences, et nos sujets continuaient de mourir, comme s'ils eussent été coupables des fautes de notre famille), elle consentit à ce qu'il désirait et l'on prépara tout pour la cérémonie. Je fus mise dans un berceau de nacre de perle, orné de tout ce que l'art peut faire imaginer de plus galant. Ce n'étaient que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour, et les fleurs en étaient de pierreries, dont les différentes couleurs frappées par le soleil, réfléchissaient des rayons si brillants qu'on ne les pouvait regarder. La magnificence de mon ajustement surpassait s'il se peut celle du berceau. Toutes les bandes de mon maillot étaient faites de grosses perles, vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce de brancard fort léger; leurs parures n'avaient rien de commun: mais il ne leur fut pas permis de mettre d'autres couleurs que du blanc, par rapport à mon innocence. Toute la Cour m'accompagna, chacun dans son rang. Pendant que l'on montait la montagne, on entendit une mélodieuse symphonie qui s'approchait; enfin les fées parurent au nombre de trente-six, elles avaient prié leurs bonnes amies de venir avec elles, chacune était assise dans une coquille de perle plus grande que celle où Vénus était, lorsqu'elle sortit de la mer; des chevaux marins qui n'allaient guère bien sur terre, les traînaient plus pompeuses que les premières reines de l'univers, mais d'ailleurs vieilles et laides avec excès. Elles portaient une branche d'olivier pour signifier au roi que sa soumission trouvait grâce devant elles: et lorsqu'elles me tinrent, ce fut des caresses si extraordinaires, qu'il semblait qu'elles ne voulaient plus vivre que pour me rendre heureuse. Le dragon qui avait servi à les venger contre mon père venait après elles, attaché avec des chaînes de diamants; elles me prirent entre leurs bras, me firent mille caresses, me douèrent de plusieurs avantages, et commencèrent ensuite le branle des fées. C'est une danse fort gaie; il n'est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent et gambadèrent, puis le dragon qui avait mangé tant de personnes s'approcha en rampant. Les trois fées à qui ma mère m'avait promise s'assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d'elles, et frappant le dragon avec une baguette, il déploya aussitôt ses grandes ailes écaillées plus fines que du crêpe, elles étaient mêlées de mille couleurs bizarres, elles se rendirent ainsi à leur château. Ma mère me voyant en l'air exposée sur ce furieux dragon, ne put s'empêcher de pousser de grands cris. Le roi la consola par l'assurance que son amie lui avait donnée, qu'il ne m'arriverait aucun accident, et que l'on prendrait le même soin de moi que si j'étais restée dans son propre palais. Elle s'apaisa, bien qu'il lui fût très douloureux de me perdre pour si longtemps, et d'en être la seule cause: car si elle n'avait pas voulu manger les fruits du jardin, je serais demeurée dans le royaume de mon père et je n'aurais pas eu tous les déplaisirs qui me restent à vous raconter. Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes avaient bâti exprès une tour dans laquelle on trouvait mille beaux appartements pour toutes les saisons de l'année, des meubles magnifiques, des livres agréables; mais il n'y avait point de porte, et il fallait toujours entrer par les fenêtres qui étaient prodigieusement hautes. L'on trouvait un beau jardin sur la tour, orné de fleurs, de fontaines, et de berceaux de verdures, qui garantissent de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce fut en ce lieu que les fées m'élevèrent, avec des soins qui surpassaient tout ce qu'elles avaient promis à la reine. Mes habits étaient des plus à la mode, et si magnifiques, que si quelqu'un m'avait vue, l'on aurait cru que c'était le jour de mes noces. Elles m'apprenaient tout ce qui convenait à mon âge, et à ma naissance; je ne leur donnais pas beaucoup de peine, car il n'y avait guère de chose que je ne comprisse avec une extrême facilité; ma douceur leur était fort agréable, et comme je n'avais jamais rien vu qu'elles, je serais demeurée tranquille dans cette situation le reste de ma vie. Elles venaient toujours me voir, montées sur le furieux dragon dont j'ai déjà parlé, elles ne m'entretenaient jamais du roi ni de la reine, elles me nommaient leur fille, et je croyais l'être. Personne au monde ne restait avec moi dans la tour qu'un perroquet et un petit chien, qu'elles m'avaient donnés pour me divertir, car ils étaient doués de raison, et parlaient à merveille. Un des côtés de la tour était bâti sur un chemin creux, plein d'ornières et d'arbres qui l'embarrassaient; de sorte que je n'y avais aperçu personne, depuis qu'on m'avait enfermée. Mais un jour, comme j'étais à la fenêtre, causant avec mon perroquet et mon chien, j'entendis quelque bruit. Je regardai de tous côtés, et j’aperçus un jeune chevalier, qui s'était arrêté pour écouter notre conversation; je n'en avais jamais vu qu'en peinture. Je ne fus pas fâchée qu'une rencontre inespérée me fournît cette occasion; de sorte que ne me défiant point du danger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable, je m'avançai pour le regarder, et plus je le regardais, plus j'y prenais de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attacha ses yeux sur moi, et me parut très en peine de quelle manière il pourrait m'entretenir: car ma fenêtre était fort haute, il craignait d'être entendu, et il savait bien que j'étais dans le château des fées. La nuit vint presque tout d'un coup, ou pour parler plus juste, elle vint sans que nous nous en aperçussions: il sonna deux ou trois fois du cor et me réjouit de quelques fanfares, puis il partit sans que je pusse même distinguer de quel côté il allait, tant l'obscurité était grande. Je restai très rêveuse: je ne sentis plus le même plaisir que j'avais toujours pris à causer avec Perroquet et mon chien. Ils me disaient les plus jolies choses du monde. car des bêtes fées deviennent fort spirituelles: mais j'étais occupée, et je ne savais point l'art de me contraindre. Perroquet le remarqua: i1 était fin, il ne témoigna rien de ce qui lui roulait dans la tête. Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus à ma fenêtre: je demeurai agréablement surprise d'apercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avait des habits magnifiques: je me flattai que j'y avais un peu de part, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce de trompette qui porte la voix, et par son secours, il me dit qu'ayant été insensible jusqu'alors à toutes les beautés qu'il avait vues, il s'était senti tout d'un coup si vivement frappé de la mienne, qu'il ne pouvait comprendre comme quoi il se passerait sans mourir de me voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très contente de son compliment, et très inquiète de n'oser y répondre: car il aurait fallu crier de toute ma force, et tee mettre dans le risque d'être entendue encore mieux des fées que de lui. Je tenais quelques fleurs que je lui jetai, il les reçut comme une insigne faveur: de sorte qu'il les baisa plusieurs fois, et me remercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu'il vînt tous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que si je le voulais bien, je lui jetasse quelque chose. J'avais une bague de turquoise que j'ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetai avec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s'éloigner en diligence: c'est que j'entendais de l'autre côté la fée Violente, qui montait sur son dragon pour m'apporter à déjeuner. La première chose qu'elle dit en entrant dans la chambre, ce fut ces mots: "Je sens ici la voix d'un homme, cherche, dragon." Oh, que devins-je! J'étais transie de peur qu'il ne passât par l'autre fenêtre, et qu'il ne suivît le chevalier, pour lequel je m'intéressais déjà beaucoup. "En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieille fée voulait que je la nommasse ainsi), vous plaisantez quand vous dites que vous sentez la voix d'un homme. Est-ce que la voix sent quelque chose, et quand cela serait, quel est le mortel assez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour? - Ce que tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle, je suis ravie de te voir raisonner si joliment, et je conçois que c'est la haine que j'ai pour tous les hommes qui me persuade quelquefois qu'ils ne sont pas éloignés de moi." Elle me donna mon déjeuner et ma quenouille. "Quand tu auras mangé, ne manque pas de filer: car tu ne fis rien hier, me dit-elle, et mes sœurs se fâcheront." En effet je m'étais si fort occupée de l'inconnu, qu'il m'avait été impossible de filer. Dès qu’elle fut partie, je jetai la quenouille d'un petit air mutin, et montai sur- la terrasse pour découvrir de plus loin dans la campagne. J'avais une lunette d'approche excellente: rien ne bornait ma vue, je regardais de tous côtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut d'une montagne. Il se reposait sous un riche pavillon d'étoffe d'or, et il était entouré d'une fort grosse Cour. Je ne doutai point que ce fût le fils de quelque roi voisin du palais des fées, et comme je craignais que s'il revenait à la tour il ne tût découvert par le terrible dragon, je vins prendre mon perroquet, et lui dis de voler jusqu'à cette montagne, qu'il y trouverait celui qui m'avait parlé, et qu'il le priât de ma part de ne plus revenir, parce que j'appréhendais la vigilance de mes gardiennes, et quelles ne lui fissent un mauvais tour. Perroquet s'acquitta de sa mission en perroquet d'esprit. Chacun demeura surpris de le voir venir à tire d'ailes se percher sur l'épaule du prince, et lui parler tout bas à l'oreille. Le prince ressentit de la joie, et de la peine de cette ambassade. Le soin que je prenais flattait son cœur: niais les difficultés qui se rencontraient à me parler l'accablaient, sans pouvoir le détourner du dessein qu'il avait formé de me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, et Perroquet lui en fit cent à son tour: car il était naturellement curieux. Le roi le chargea d'une bague pour moi, à la place de ma turquoise, c'en était une aussi, mais beaucoup plus belle que la mienne. Elle était taillée en cœur avec des diamants "Il est juste, ajouta-t-il que je vous traite en ambassadeur. Voilà mon portrait que je vous donne, ne le montrez qu'à votre charmante maîtresse." Il lui attacha sous son aile son portrait, et il apporta la bague dans son bec. J’attendais le retour de mon petit courrier vert avec une impatience que je n'avais point connue jusqu'alors. Il me dit que celui à qui je l'avais envoyé était un grand roi, qu'il l'avait reçu le mieux du monde, et que je pouvais m'assurer qu'il ne voulait plus vivre que pour moi, qu'encore qu'il y eût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il était résolu à tout plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvelles m'intriguèrent fort, je me mis à pleurer; Perroquet et Toutou me consolèrent de leur mieux; car ils m'aimaient tendrement. Puis Perroquet me présenta la bague du prince, et me montra le portrait. J'avoue que je n'ai jamais été si aise que je le fus de pouvoir considérer de près celui que je n'avais vu que de loin. Il me parut encore plus aimable qu'il ne m'avait semblé, il me vint cent pensées dans l'esprit, dont les unes agréables et les autres tristes, me donnèrent un air d'inquiétude extraordinaire. Les fées, qui vinrent me voir s'en aperçurent. Elles se dirent l'une à l'autre que sans doute je m'ennuyais, et qu'il fallait songer à me donner un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs, et s'arrêtèrent sur le petit roi Migonnet, dont le royaume était à cinq cent mille lieues de leur palais; mais ce n'était pas là une affaire. Perroquet entendit ce beau conseil: il vint m'en rendre compte, et me dit: "Ha! que je vous plains, ma chère maîtresse, si vous devenez la reine Migonnette, c'est un magot qui fait peur. J'ai regret de vous le dire: mais en vérité le roi qui vous aime, ne voudrait pas de lui pour être son valet de pied. - Est-ce que tu l'as vu, Perroquet? - Je le crois vraiment, continua-t-il, j'ai été élevé sur une branche avec lui. - Comment, sur une branche? repris-je. - Oui, dit-il, c'est qu'il a les pieds d'un aigle." Un tel récit m'affligea étrangement. Je regardais le charmant portrait du jeune roi, je pensais bien qu'il n'en avait régalé Perroquet que pour me donner lieu de le voir: et quand j'en faisais comparaison avec Migonnet, je n'espérais plus rien de ma vie, et je me résolvais plutôt à mourir qu'à l'épouser. Je ne dormis point tant que la nuit dura. Perroquet et Toutou causèrent avec moi; je m'endormis un peu sur le matin, et comme mon chien avait le nez bon, il sentit que le roi était au pied de la tour. Il éveilla Perroquet: "Je gage, dit-il, que le roi est là-bas." Perroquet répondit: "Tais-toi babillard, parce que tu as presque toujours les yeux ouverts et l'oreille alerte, tu es fâché du repos des autres. - Mais gageons, dit encore le bon Toutou, je sais bien qu'il y est." Perroquet répliqua: "Et moi je sais bien qu'il n'y est point. Ne lui ai-je pas défendu d'y venir de la part de notre maîtresse? – Ha! vraiment tu me la donnes belle avec tes défenses, s'écria mon chien, un homme passionné ne consulte que son cœur." Et là-dessus il se mit à lui tirailler si fort les ailes, que Perroquet se fâcha. Je m'éveillai aux cris de l'un et de l'autre: ils me dirent ce qui en faisait le sujet, je courus ou plutôt je volai à ma fenêtre. je vis le roi qui me tendait les bras, et qui me dit avec sa trompette qu'il ne pouvait plus vivre sans moi, qu'il possédait un florissant royaume, qu'il me conjurait de trouver les moyens de sortir de ma tour, ou de l'y faire entrer; qu'il attestait tous les dieux et tous les éléments qu'il m'épouserait aussitôt, et que je serais une des plus grandes reines de l'univers. Je commandai à Perroquet de lui aller dire que ce qu'il souhaitait me semblait presque impossible; que cependant sur la parole qu'il me donnait et les serments qu'il avait faits, j'allais m'appliquer à ce qu'il désirait, que je le conjurais de ne pas venir tous les jours, qu'enfin l'on pourrait s'en apercevoir, et qu'il n'y aurait point de quartier avec les fées. Il se retira comblé de joie, par l'espérance dont je le flattais. Et je me trouvai dans le plus grand embarras du monde, lorsque je fis réflexion à ce que je venais de promettre. Comment sortir de cette tour où il n'y avait point de portes? Et n'avoir pour tout secours que Perroquet et Toutou, être si jeune, si peu expérimentée, si craintive ! Je pris donc la résolution de ne point tenter une chose où je ne réussirais jamais, et je l'envoyai dire au roi par Perroquet. Il voulut se tuer à ses yeux: mais enfin il le chargea de me persuader, ou de le venir voir mourir, ou de le soulager. " Sire, s'écria l'ambassadeur emplumé, ma maîtresse est suffisamment persuadée, elle ne manque que de pouvoir." Quand il me rendit compte de tout ce qui s'était passé, je m'affligeai plus que je l'eusse encore fait, la fée Violente vint, elle me trouva les yeux enflés et rouges; elle dit que j'avais pleuré, et que si je ne lui en avouais le sujet, elle me brûlerait; car toutes ses menaces étaient toujours terribles. Je répondis en tremblant que j'étais lasse de filer, et que j'avais envie de faire de petits filets pour prendre des oisillons, qui venaient becqueter les fruits de mon jardin. " Ce que tu souhaites, ma fille, me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes, je t'apporterai des cordelettes tant que tu en voudras." Et en effet j'en eus le soir même: mais elle m'avertit de songer moins à travailler qu'à me faire belle, parce que le roi Migonnet devait arriver dans peu; je frémis à ces fâcheuses nouvelles, et ne répliquai rien. Dès qu'elle fut partie, je commençai deux ou trois morceaux de filets: mais à quoi je m'appliquai, ce fut à faire une échelle de corde, qui était très bien faite, sans en avoir jamais vu. Il est vrai que la fée ne m'en fournissait pas autant qu'il m'en fallait, et sans cesse elle me disait: '' Mais ma fille, ton ouvrage est semblable à celui de Pénélope, il n'avance point, et tu ne laisses pas de me demander de quoi travailler. - Ô ma bonne maman! disais-je, vous en parlez bien à votre aise; ne voyez-vous pas que je ne sais comment m'y prendre, et que je brûle tout? Avez-vous peur que je ne vous ruine en ficelle? '' Mon air de simplicité la réjouissait, bien qu'elle fût dune humeur très désagréable et très cruelle. J'envoyai Perroquet dire au roi de venir un soir sous les fenêtres de la tour, qu'il y trouverait l'échelle, et qu'il saurait le reste quand il set-ait arrivé; en effet, je l'attachai bien ferme, résolue de me sauver avec lui; mais quand il la vit, sans attendre que je descendisse, il monta avec empressement, et se jeta dans ma chambre comme je préparais tout pour ma fuite. Sa vue me donna tant de joie, que j'en oubliai le péril où nous étions. Il renouvela tous ses serments, et me conjura de ne point différer de le recevoir pour mon époux: nous prîmes Perroquet et Toutou pour témoins de notre mariage, jamais noces ne se font faites entre des personnes si élevées avec moins d'éclat et de bruit, et jamais cœurs n'ont été plus contents que les nôtres. Le jour n'était pas encore venu quand le roi me quitta, je lui racontai l'épouvantable dessein des fées de me marier au petit Migonnet. Je lui dépeignis sa figure, dont il eut autant d'horreur que moi. À peine fut-il parti, que les heures me semblèrent aussi longues que des années; je courus à la fenêtre, je le suivis des yeux malgré l'obscurité; mais quel fut mon étonnement de voir en l'air un chariot de feu traîné par des salamandres ailées, qui faisaient une telle diligence que l'œil pouvait à peine les suivre. Ce chariot était accompagné de plusieurs gardes montés sur des autruches. Je n'eus pas assez de loisir pour bien considérer le magot qui traversait ainsi les airs: mais je crus aisément que c'était une fée, ou un enchanteur. Peu après la fée Violente entra dans ma chambre: "Je t'apporte de bonnes nouvelles. me dit-elle, ton amant est arrivé depuis quelques heures, prépare-toi à le recevoir; voici des habits et des pierreries. - Et qui vous a dit, m'écriai-je, que je voulais être mariée? Ce n'est point du tout mon intention; renvoyez le roi Migonnet, je n'en mettrai pas une épingle davantage, qu'il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour lui. - Ouais, ouais, dit la fée en colère, quelle petite révoltée, quelle tête sans cervelle! Je n'entends pas raillerie et je te... - Que me ferez-vous? répliquai-je toute rouge des noms qu'elle m'avait donnés. Peut-on être plus tristement nourrie que je le suis, dans une tour avec un perroquet et un chien, voyant tous les jours plusieurs fois l'horrible figure d'un dragon épouvantable ? - Ha! petite ingrate! dit la fée, méritais-tu tant de soins et de peines, je ne lai que trop dit à mes ours, que nous en aurions une triste récompense." Elle fut les trouver, elle leur raconta notre différend, elles restèrent aussi surprises les unes que les autres. Perroquet et Toutou nie firent de grandes remontrances, que si je faisais davantage la mutine, ils prévoyaient qu'il m'en arriverait de cuisants déplaisirs. Je me sentais si fière de posséder le cœur d'un grand roi, que je méprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits camarades. Je ne m'habillai point, et j'affectai de me coiffer de travers, afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu: jamais, depuis qu'il y a des nains, il ne s'en est vu un si petit. Il marchait sur ses pieds d'aigle et sur les genoux tout ensemble, car il n'avait point d'os aux jambes; de sorte qu'il se soutenait sur deux béquilles de diamants. Son manteau royal n'avait qu'une demi-aune de long, et traînait de plus d'un tiers. Sa tête était grosse comme un boisseau, et son nez si grand qu'il portait dessus une douzaine d'oiseaux, dont le ramage le réjouissait: il avait une si furieuse barbe que les serins de Canarie y faisaient leurs nids, et ses oreilles passaient d'une coudée au-dessus de sa tête: mais on s'en apercevait peu, à cause d'une haute couronne pointue, qu'il portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariot rôtit les fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de mon jardin. Il vint à moi les bras ouverts pour m'embrasser, je me tins fort droite, et il fallut que son premier écuyer le haussât, mais aussitôt qu'il s'approcha, je m'enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte et les fenêtres; de sorte que Migonnet se retira chez les fées très indigné contre moi. Elles lui demandèrent mille fois pardon de ma brusquerie, et pour l'apaiser, car il était redoutable, elles résolurent de l'amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirais, de m'attacher les pieds et les mains pour me mettre avec lui dans son brûlant chariot, afin qu'il m'emmenât. La chose ainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries que j'avais faites. Elles dirent seulement qu'il fallait songer à les réparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d'une si grande douceur: " Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, que le cœur ne m'annonce rien de bon? Mesdames les fées sont d'étranges personnes, et surtout violentes." Je me moquai des ces alarmes, et j'attendis mon cher époux avec mille impatiences, il en avait trop de me voir pour tarder; je lui jetai l'échelle de corde, bien résolue de m'en retourner avec lui, il monta légèrement et me dit des choses si tendres, que je n'ose encore les rappeler à mon souvenir. Comme nous parlions ensemble avec la même tranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes enfoncer tout d'un coup les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrent sur leur terrible dragon, Migonnet les suivait dans son chariot de feu, et tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi sans s'effrayer mit l'épée à la main, et ne songea qu'à me garantir de la plus furieuse aventure qui se soit jamais passée; car enfin vous le dirai-je, seigneur? Ces barbares créatures poussèrent leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora. Désespérée de son malheur et du mien, je me jetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu'il m'engloutît, comme il venait d'engloutir tout ce que j'aimais au monde. Il le voulait bien aussi: mais les fées encore plus cruelles que lui, ne le voulurent pas: - Il faut, s'écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines, une prompte mort est trop douce pour cette indigne créature." Elles me touchèrent, je me vis aussitôt sous la figure d'une chatte blanche; elles me conduisirent dans ce superbe palais, qui était à mon père, elles métamorphosèrent tous les seigneurs et toutes les dames du royaume en chats et en chattes; elles en laissèrent d'autres à qui l'on ne voyait que les mains, et me réduisirent dans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir ma naissance, la mort de mon père, celle de ma mère, et que je ne serais délivré de ma chatonique figure, que par un prince qui ressemblerait parfaitement à l'époux qu'elles m'avaient ravi. C'est vous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle, mêmes traits, mêmes airs, même son de voix; j'en fus frappée aussitôt que je vous vis, j'étais informée de tout ce qui devait arriver, et je le suis encore de tout ce qui arrivera, mes peines vont finir.»
« Et les miennes, belle reine, dit le prince, en se jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée? Je vous aime déjà plus que ma vie. »
« Seigneur, dit la reine, il faut partir pour aller vers votre père, nous verrons ses sentiments pour moi, et s'il consentira à ce que vous désirez.»
Elle sortit, le prince lui donna la main, elle monta dans un chariot avec lui: il était beaucoup plus magnifique que ceux qu'il avait eus jusqu'alors. Le reste de l'équipage y répondait à tel point, que tous les fers des chevaux étaient d'émeraudes, et les clous de diamants. Cela ne s'est peut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point les agréables conversations que la reine et le prince avaient ensemble: si elle était unique en beauté, elle ne l'était pas moins en esprit, et ce jeune prince était aussi parfait qu'elle; de sorte qu'ils pensaient des choses toutes charmantes. Lorsqu'ils furent proches du château où les deux frères aînés du prince devaient se trouver, la reine entra dans un petit rocher de cristal, dont toutes les pointes étaient garnies d'or et de rubis. Il y avait des rideaux tout autour, afin qu'on ne la vît point, et il était porté par de jeunes hommes très bien faits et superbement vêtus. Le prince demeura dans le beau chariot, il aperçut ses frères qui se promenaient avec des princesses d'une excellente beauté. Dès qu'ils le reconnurent, ils s'avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s'il amenait une maîtresse: il leur dit qu'il avait été si malheureux, que dans tout son voyage il n'en avait rencontrées que de très laides, que ce qu'il rapportait de plus rare, c'était une petite chatte blanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité: 
« Une chatte, lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notre palais?» 
Le prince répliqua qu'en effet il n'était pas sage de vouloir faire un tel présent à son père; là-dessus, chacun prit le chemin de la ville.
Les princes aînés montèrent avec leurs princesses dans des calèches toutes d'or et d'azur, leurs chevaux avaient sur leur tête des plumes et des aigrettes; rien n'était plus brillant que cette cavalcade. Notre jeune prince allait après et puis le rocher de cristal, que tout le monde regardait avec admiration.
Les courtisans s'empressèrent de venir dire au roi que les trois princes arrivaient. «Amènent-ils de belles dames? répliqua le roi. - Il est impossible de rien voir qui les surpasse.» À cette réponse, il parut fâché. Les deux princes s'empressèrent de monter avec leurs merveilleuses princesses. Le roi les reçut très bien, et ne savait à laquelle donner le prix; il regarda son cadet, et lui dit: « Cette fois ici vous venez donc seul? 
« Votre Majesté verra dans ce rocher une petite chatte blanche, répliqua le prince, qui miaule si doucement, et qui fait si bien patte de velours, qu'elle lui agréera.» Le roi sourit, et fut lui-même pour ouvrir le rocher: mais aussitôt qu'il s'approcha, la reine avec un ressort en fit tomber toutes les pièces, et parut comme le soleil qui a été quelque temps enveloppé dans une nue, ses cheveux blonds étaient épars sur ses épaules, ils tombaient par grosses boucles jusqu'à ses pieds. Sa tête était ceinte de fleurs, sa robe d'une légère gaze blanche doublée de taffetas couleur de rose, elle se leva, et fit une profonde révérence au roi qui ne put s'empêcher dans l'excès de son admiration de s'écrier: «Voici l'incomparable et celle qui mérite ma couronne.»
« Seigneur, lui dit-elle, je ne suis pas venue pour vous arracher un trône que vous remplissez si dignement, je suis née avec six royaumes: permettez que je vous en offre un, et que j'en donne autant à chacun de vos fils. Je ne vous demande pour toute récompense que votre amitié, et ce jeune prince pour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes.» 
Le roi et toute la Cour poussèrent de longs cris de joie, et d'étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi bien que celui des deux princes, de sorte que toute la Cour passa plusieurs mois dans les divertissements et les plaisirs. Chacun ensuite partit pour aller gouverner ses États; la belle Chatte Blanche s'y est immortalisée, autant par ses bontés et ses libéralités que par son rare mérite et sa beauté.


Moralité

Ce jeune prince fut heureux
De tramer en sa Chatte une auguste princesse,
Digne de recevoir son encens et ses vœux,
Et prête à partager ses soins et sa tendresse
Quand de deux yeux enchanteurs veulent se faire aimer,
On fait bien peu de résistance,
Surtout quand la reconnaissance,
Aide encore à nous enflammer.
Tairai-je cette mère, et cette folle envie,
Qui fit à Chatte Blanche éprouver tant d'ennuis?
Pour goûter de funestes fruits,
Au pouvoir d'une fée elle la sacrifie.
Mères qui possédez des objets pleins d'appas,
Détestez sa conduite, et ne l'imitez pas.






Le Maistre Chat ou le Chat Botté
C. Perrault



G. Doré




Un meusnier ne laissa pour tous biens, à trois enfans qu’il avoit, que son moulin, son asne et son chat. Les partages furent bien-tôt faits; ny le notaire ny le procureur n’y furent point appellés. Ils auroient eu bien-tost mangé tout le pauvre patrimoine. L’aisné eut le moulin, le second eut l’asne, et le plus jeune n’eut que le chat.
Ce dernier ne pouvoit se consoler d’avoir un si pauvre lot:
"Mes freres, disoit-il, pourront gagner leur vie honnestement en se mettant ensemble; pour moi, lors que j’aurai mangé mon chat, et que je me seray fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim".
Le Chat, qui entendoit ce discours, mais qui n’en fit pas semblant, luy dit d’un air posé et serieux:
"Ne vous affligés point, mon maistre; vous n’avez qu’à me donner un sac et me faire faire une paire de bottes pour aller dans les broussailles, et vous verez que vous n’êtes pas si mal partagé que vous croyez".
Quoique le maistre du Chat ne fist pas grand fond là-dessus, il lui avoit veu faire tant de tours de souplesse pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendoit par les pieds ou qu’il se cachoit dans la farine pour faire le mort, qu’il ne desespéra pas d’en estre secouru dans sa misere.
Lorsque le Chat eut ce qu’il avoit demandé, il se botta bravement, et, mettant son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, et s’en alla dans une garenne où il y avoit grand nombre de lapins. Il mit du son et des lasserons dans son sac, et, s’estendant comme s’il eut esté mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vint se fourrer dans son sac pour manger ce qu’il y avoit mis.
A peine fut-il couché qu’il eut contentement: un jeune étourdi de lapin entra dans son sac, et le maistre Chat, tirant aussi tost les cordons, le prit et le tua sans misericorde.
Tout glorieux de sa proye, il s’en alla chez le roy et demanda à luy parler. On le fit monter à l’appartement de Sa Majesté, où, estant entré, il fit une grande reverence au roy, et luy dit:
"Voylà, sire, un lapin de garenne que monsieur le marquis de Carabas (c’estoit le nom qu’il lui prit en gré de donner à son maistre) m’a chargé de vous presenter de sa part."
"Dis à ton maistre, répondit le roy, que je le remercie et qu’il me fait plaisir". Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toûjours son sac ouvert, et lorsque deux perdrix y furent entrées, il tira les cordons et les prit toutes deux. Il alla ensuite les presenter au roy, comme il avoit fait le lapin de garenne. Le roy receut encore avec plaisir les deux perdrix, et luy fit donner pour boire.
Le Chat continua ainsi, pendant deux ou trois mois, à porter de temps en temps au roy du gibier de la chasse de son maistre. Un jour qu’il sceut que le roy devoit aller à la promenade, sur le bord de la riviere, avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit à son maistre:
"Si vous voulez suivre mon conseil, vostre fortune est faite: vous n’avez qu’à vous baigner dans la riviere, à l’endroit que je vous montreray, et ensuite me laisser faire".
Le marquis de Carabas fit ce que son chat luy conseilloit, sans sçavoir à quoy cela seroit bon. Dans le temps qu’il se baignoit, le roy vint à passer, et le Chat se mit à crier de toute sa force:
"Au secours! au secours! voilà monsieur le marquis de Carabas qui se noye!"
A ce cry, le roy mit la teste à la portiere, et, reconnoissant le Chat qui luy avoit apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu’on allast vite au secours de monsieur le marquis de Carabas.
Pendant qu’on retiroit le pauvre marquis de la riviere, le Chat s’approcha du carosse, et dit au roy que, dans le temps que son maistre se baignoit, il estoit venu des voleurs qui avoient emporté ses habits, quoy qu’il eust crié au voleur de toute sa force: le drosle les avoit cachez sous une grosse pierre.
Le roy ordonna aussi tost aux officiers de sa garde robbe d’aller querir un de ses plus beaux habits pour monsieur le marquis de Carabas. Le roy luy fit mille caresses, et, comme les beaux habits qu’on venoit de luy donner relevoient sa bonne mine (car il estoit beau et bien fait de sa personne), la fille du roy le trouva fort à son gré, et le marquis de Carabas ne luy eut pas jetté deux ou trois regards, fort respectueux et un peu tendres, qu’elle en devint amoureuse à la folie.
Le roy voulut qu’il montast dans son carosse et qu’il fust de la promenade. Le Chat, ravi de voir que son dessein commençoit à réussir, prit les devants, et, ayant rencontré des paysans qui fauchoient un pré, il leur dit:
"Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roy que le pré que vous fauchez appartient à monsieur le marquis de Carabas, vous serez tous hachez menu comme chair à pasté".
Le roy ne manqua pas à demander aux faucheurs à qui estoit ce pré qu’ils fauchoient:
"C’est à monsieur le marquis de Carabas", dirent-ils tous ensemble: car la menace du Chat leur avoit fait peur.
"Vous avez là un bel heritage", dit le roy au marquis de Carabas.
"Vous voyez, Sire, répondit le marquis: c’est un pré qui ne manque point de rapporter abondament toutes les années".
Le maistre Chat, qui alloit toûjours devant, rencontra des moissonneurs et leur dit:
"Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces blez appartiennent à monsieur le marquis de Carabas, vous serez tous hachez menu comme chair à pasté".
Le roy, qui passa un moment aprés, voulut sçavoir à qui appartenoient tous les blés qu’il voyoit.
"C’est à monsieur le marquis de Carabas", répondirent les moissonneurs.
Et le roy s’en réjoüit encore avec le marquis.
Le Chat, qui alloit devant le carosse, disoit toûjours la même chose à tous ceux qu’il rencontroit, et le roy estoit estonné des grands biens de monsieur le marquis de Carabas. Le maistre Chat arriva enfin dans un beau château, dont le maistre étoit un ogre, le plus riche qu’on ait jamais veu; car toutes les terres par où le roy avoit passé estoient de la dépendance de ce chasteau. Le Chat, qui eut soin de s’informer qui estoit cet ogre et ce qu’il sçavoit faire, demanda à luy parler, disant qu’il n’avoit pas voulu passer si prés de son chasteau sans avoir l’honneur de luy faire la réverence.
L’ogre le receut aussi civilement que le peut un ogre, et le fit reposer.
"On m’a assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toutes sortes d’animaux ; que vous pouviez, par exemple, vous transformer en lyon, en elephant."
"Cela est vray, répondit l’ogre brusquement, et, pour vous le montrer, vous m’allez voir devenir lyon".
Le Chat fut si éfrayé de voir un lyon devant luy qu’il gagna aussi tost les goûtieres, non sans peine et sans peril, à cause de ses bottes, qui ne valoient rien pour marcher sur les tuiles.
Quelque temps aprés, le Chat, ayant veu que l’ogre avoit quitté sa premiere forme, descendit et avoüa qu’il avoit eu bien peur.
"On m’a assuré encore, dit le Chat, mais je ne sçaurois le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux, par exemple de vous changer en un rat, en une souris: je vous avouë que je tiens cela tout à fait impossible."
"Impossible? reprit l’ogre: vous allez voir".
Et en même temps il se changea en une souris, qui se mit à courir sur le plancher. Le Chat ne l’eut pas plus tost aperçûë, qu’il se jetta dessus et la mangea. Cependant le roy, qui vit en passant le beau chasteau de l’ogre, voulut entrer dedans. Le Chat, qui entendit le bruit du carosse qui passoit sur le pont levis, courut au-devant et dit au roy:
"Vostre Majesté soit la bien venuë dans le chasteau de monsieur le marquis de Carabas!"
"Comment, monsieur le marquis, s’écria le roy, ce chasteau est encore à vous? Il ne se peut rien de plus beau que cette cour et que tous ces bastimens qui l’environnent; voyons les dedans, s’il vous plaist".
Le marquis donna la main à la jeune princesse, et, suivant le roy, qui montoit le premier, ils entrerent dans une grande sale, où ils trouverent une magnifique colation que l'ogre avoit fait preparer pour ses amis, qui le devoient venir voir ce même jour-là, mais qui n’avoient pas osé entrer, sçachant que le roy y estoit.
Le roy, charmé des bonnes qualitez de monsieur le marquis de Carabas, de même que sa fille, qui en estoit folle, et voyant les grands biens qu’il possedoit, luy dit, aprés avoir beu cinq ou six coups:
"Il ne tiendra qu’à vous, monsieur le marquis, que vous ne soyez mon gendre". Le marquis, faisant de grandes réverences, accepta l’honneur que luy faisoit le roy, et, dés le même jour, il épousa la princesse. Le Chat devint grand seigneur, et ne courut plus aprés les souris que pour se divertir.


Moralité 

Quelque grand que soit l’avantage 
De joüir d’un riche héritage 
Venant à nous de pere en fils, 
Aux jeunes gens, pour l’ordinaire, 
L’industrie et le sçavoir faire 
Vallent mieux que des biens acquis.


Autre Motalité 

Si le fils d’un meûnier avec tant de vitesse 
Gagne le cœur d’une princesse 
Et s’en fait regarder avec des yeux mourans, 
C’est que l’habit, la mine et la jeunesse, 
Pour inspirer de la tendresse, 
N’en sont pas des moyens toûjours indifferens.





Le Petit Poucet
C. Perrault


G. Doré



Il estoit une fois un bucheron et une bucheronne qui avaient sept enfans, tous garçons; l’aîné n’avait que dix ans, et le plus jeune n’en avait que sept. On s’estonnera que le bucheron ait eu tant d’enfans en si peu de temps; mais c’est que sa femme allait viste en besogne, et n’en faisait pas moins que deux à la fois. Ils estaient fort pauvres, et leurs sept enfans les incommodaient beaucoup, parce qu’aucun d’eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c’est que le plus jeune estait fort delicat et ne disait mot, prenant pour bestise ce qui estait une marque de la bonté de son esprit. Il estait fort petit, et, quand il vint au monde, il n’estait gueres plus gros que le pouce, ce qui fit que l’on l’appella le Petit Poucet.
Ce pauvre enfant estoit le souffre-douleurs de la maison, et on lui donnoit toûjours le tort. Cependant il estoit le plus fin et le plus avisé de tous ses freres, et, s’il parloit peu, il écoutoit beaucoup.
Il vint une année très-fâcheuse, et la famine fut si grande que ces pauvres gens resolurent de se deffaire de leurs enfans. Un soir que ces enfans estoient couchez, et que le bucheron estoit auprés du feu avec sa femme, il luy dit, le cœur serré de douleur:
"Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfans; je ne sçaurois les voir mourir de faim devant mes yeux, et je suis resolu de les mener perdre demain au bois, ce qui sera bien aisé, car, tandis qu’ils s’amuseront à fagoter, nous n’avons qu’à nous enfuir sans qu’ils nous voient".
"Ah! s’écria la bucheronne, pourrois-tu toi-même mener perdre tes enfans!"
Son mary avoit beau luy representer leur grande pauvreté, elle ne pouvoit y consentir; elle estoit pauvre, mais elle estoit leur mere.
Cependant, ayant consideré quelle douleur ce luy seroit de les voir mourir de faim, elle y consentit, et alla se coucher en pleurant.
Le Petit Poucet ouït tout ce qu’ils dirent, car, ayant entendu, de dedans son lit, qu’ils parloient d’affaires, il s’estoit levé doucement et s’estoit glissé sous l’escabelle de son pere, pour les écouter sans estre vû. Il alla se recoucher, et ne dormit point le reste de la nuit, songeant à ce qu’il avoit à faire.
Il se leva de bon matin, et alla au bord d’un ruisseau, où il emplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. On partit, et le Petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu’il sçavoit à ses freres.
Ils allerent dans une forest fort épaisse, où à dix pas de distance on ne se voyoit pas l’un l’autre. Le bucheron se mit à couper du bois, et ses enfans à ramasser des broutilles pour faire des fagots. Le pere et la mere, les voyant occupez à travailler, s’éloignerent d’eux insensiblement, et puis s’enfuirent tout à coup par un petit sentier détourné.
Lorsque ces enfans se virent seuls, il se mirent à crier et à pleurer de toute leur force. Le Petit Poucet les laissoit crier, sçachant bien par où il reviendroit à la maison, car en marchant il avoit laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu’il avait dans ses poches. Il leur dit donc:
"Ne craignez point, mes freres; mon pere et ma mere nous ont laissez icy, mais je vous rameneray bien au logis: suivez-moy seulement."
Ils le suivirent, et il les mena jusqu’à leur maison, par le même chemin qu’ils estoient venus dans la forest. Ils n’oserent d’abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte, pour écouter ce que disaient leur pere et leur mere.
Dans le moment que le bucheron et la bucheronne arriverent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus, qu’il leur de voit il y avoit longtems et dont ils n’esperoient plus rien. Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouroient de faim. Le bucheron envoya sur l’heure sa femme à la boucherie. Comme il y avoit longtemps qu’elle n’avoit mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu’il n’en falloit pour le souper de deux personnes. Lorsqu’ils furent rassasiez, la bucheronne dit:
"Helas! où sont maintenant ces pauvres enfans? Ils feroient bonne chere de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c’est toy qui les as voulu perdre; j’avois bien dit que nous nous en repentirions. Que font-ils maintenant dans cette forest? Helas! mon Dieu, les loups les ont peut-être déjà mangez! Tu es bien inhumain d’avoir perdu ainsi tes enfans!"
Le bucheron s’impatienta à la fin, car elle redit plus de vingt fois qu’ils s’en repentiroient, et qu’elle l’avoit bien dit. Il la menaça de la battre si elle ne se taisoit. Ce n’est pas que le bucheron ne fust peust-estre encore plus fâché que sa femme; mais c’est qu’elle luy rompoit la teste, et qu’il estoit de l’humeur de beaucoup d’autres gens, qui ayment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toûjours bien dit.
La bucheronne estoit tout en pleurs:
"Helas! où sont maintenant mes enfans, mes pauvres enfans?"
Elle le dit une fois si haut que les enfans, qui estoient à la porte, l’ayant entendu, se mirent à crier tous ensemble:
"Nous voyla! nous voyla!"
Elle courut viste leur ouvrir la porte, et leur dit en les embrassant:
"Que je suis aise de vous revoir, mes chers enfans! Vous estes bien las, et vous avez bien faim; et toy, Pierrot, comme te voyla crotté, viens que je te débarboüille".
Ce Pierrot estoit son fils aîné, qu’elle aimoit plus que tous les autres, parce qu’il estoit un peu rousseau, et qu’elle estoit un peu rousse.
Ils se mirent à table, et mangerent d’un apetit qui faisoit plaisir au pere et à la mere, à qui ils racontoient la peur qu’ils avoient eüe dans la forest, en parlant presque toûjours tous ensemble. Ces bonnes gens étoient ravis de revoir leurs enfans avec eux, et cette joie dura tant que les dix écus durerent. Mais, lorsque l’argent fut dépensé, ils retomberent dans leur premier chagrin, et résolurent de les perdre encore, et, pour ne pas manquer leur coup, de les mener bien plus loin que la premiere fois.
Ils ne purent parler de cela si secrettement qu’ils ne fussent entendus par le Petit Poucet, qui fit son compte de sortir d’affaire comme il avoit déjà fait; mais quoyqu’il se fut levé de bon matin pour aller ramasser des petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour. Il ne sçavoit que faire, lorsque, la bucheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuné, il songea qu’il pourroit se servir de son pain au lieu de cailloux, en le jettant par miettes le long des chemins où ils passeroient: il le serra donc dans sa poche.
Le pere et la mere les menerent dans l’endroit de la forest le plus épais et le plus obscur; et, dés qu’ils y furent, ils gagnerent un faux-fuyant, et les laisserent là. Le Petit Poucet ne s’en chagrina pas beaucoup, parce qu’il croyoit retrouver aisément son chemin, par le moyen de son pain qu’il avoit semé partout où il avoit passé; mais il fut bien surpris lorsqu’il ne put en retrouver une seule miette: les oiseaux étoient venus qui avoient tout mangé.
Les voyla donc bien affligés: car, plus ils marchoient, plus ils s’égaroient et s’enfonçoient dans la forest. La nuit vint, et il s’éleva un grand vent qui leur fais oit des peurs épouventables. Ils croyoient n’entendre de tous côtés que des heurlemens de loups qui venoient à eux pour les manger. Ils n’osoient presque se parler, ny tourner la teste. Il survint une grosse pluye, qui les perça jusqu’aux os; ils glissoient à chaque pas, et tomboient dans la boüe, d’où ils se relevoient tout crottez, ne sçachant que faire de leurs mains.
Le Petit Poucet grimpa au haut d’un arbre pour voir s’il ne découvrirait rien: ayant tourné la teste de tous costez, il vit une petite lueur comme d’une chandelle, mais qui estoit bien loin par delà la forest. Il descendit de l’arbre, et, lorsqu’il fut à terre, il ne vit plus rien: cela le desola. Cependant, ayant marché quelque temps, avec ses freres, du costé qu’il avoit veu la lumiere, il la revit en sortant du bois.
Ils arriverent enfin à la maison où estoit cette chandelle, non sans bien des frayeurs: car souvent ils la perdoient de veüe; ce qui leur arrivoit toutes les fois qu’ils descendoient dans quelques fonds. Ils heurterent à la porte, et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu’ils vouloient. Le Petit Poucet luy dit qu’ils étoient de pauvres enfans qui s’estoient perdus dans la forest, et qui demandoient à coucher par charité. Cette femme, les voyant tous si jolis, se mit à pleurer, et leur dit:
"Helas! mes pauvres enfans, où estes-vous venus? Sçavez-vous bien que c’est ici la maison d’un ogre qui mange les petits enfans?"
"Helas! Madame, luy répondit le Petit Poucet, qui trembloit de toute sa force, aussi bien que ses freres, que ferons-nous? Il est bien seur que les loups de la forest ne manqueront pas de nous manger cette nuit si vous ne voulez pas nous retirer chez vous, et, cela étant, nous aimons mieux que ce soit Monsieur qui nous mange. Peut-estre qu’il aura pitié de nous si vous voulez bien l’en prier".
La femme de l’Ogre, qui crut qu’elle pourroit les cacher à son mary jusqu’au lendemain matin, les laissa entrer, et les mena se chauffer auprés d’un bon feu: car il y avoit un mouton tout entier à la broche pour le soupé de l’Ogre.
Comme ils commençoient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte: c’estoit l’Ogre qui revenoit. Aussi-tost sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir la porte. L’Ogre demanda d’abord si le soupé estoit prest, et si on avoit tiré du vin, et aussi-tost se mit à table. Le mouton estoit encore tout sanglant, mais il ne luy en sembla que meilleur. Il flairoit à droite et à gauche, disant qu’il sentoit la chair fraîche.
"Il faut luy dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d’habiller que vous sentez."
"Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l’Ogre en regardant sa femme de travers; et il y a icy quelque chose que je n’entens pas".
En disant ces mots, il se leva de table et alla droit au lit.
"Ah! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme! Je ne sçais à quoi il tient que je ne te mange aussi: bien t’en prend d’estre une vieille beste. Voila du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis, qui doivent me venir voir ces jours-icy".
Il les tira de dessous le lit, l’un aprés l’autre. Ces pauvres enfans se mirent à genoux, en luy demandant pardon; mais ils avoient affaire au plus cruël de tous les ogres, qui, bien loin d’avoir de la pitié, les dévoroit déjà des yeux, et disoit à sa femme que ce seroient là de friands morceaux, lorsqu’elle leur auroit fait une bonne sausse.
Il alla prendre un grand couteau, et en approchant de ces pauvres enfans, il l’aiguisoit sur une longue pierre qu’il tenoit à sa main gauche. Il en avoit déjà empoigné un, lorsque sa femme luy dit:
"Que voulez-vous faire à l’heure qu’il est? n’aurez-vous pas assez de temps demain?"
"Tais-toy, reprit l’Ogre, ils en seront plus mortifiez."
"Mais vous avez encore là tant de viande, reprit sa femme: voilà un veau, deux moutons et la moitié d’un cochon!"
"Tu as raison, dit l’Ogre, donne-leur bien à souper, affin qu’ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher".
La bonne femme fut ravie de joye, et leur porta bien à souper; mais ils ne purent manger, tant ils estoient saisis de peur. Pour l’Ogre, il se remit à boire, ravi d’avoir de quoy si bien regaler ses amis. Il but une douzaine de coups de plus qu’à l’ordinaire, ce qui luy donna un peu dans la teste et l’obligea de s’aller coucher.
L’Ogre avoit sept filles, qui n’étoient encore que des enfans. Ces petites ogresses avoient toutes le teint fort beau, parce qu’elles mangeoient de la chair fraîche, comme leur pere; mais elles avoient de petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu et une fort grande bouche, avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l’une de l’autre. Elles n’estoient pas encore fort méchantes; mais elles promettoient beaucoup, car elles mordoient déjà les petits enfans pour en succer le sang.
On les avoit fait coucher de bonne heure, et elles estoient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d’or sur la teste. Il y avoit dans la même chambre un autre lit de la même grandeur: ce fut dans ce lit que la femme de l’Ogre mit coucher les sept petits garçons; aprés quoi elle s’alla coucher auprés de son mary.
Le Petit Poucet, qui avoit remarqué que les filles de l’Ogre avoient des couronnes d’or sur la teste, et qui craignoit qu’il ne prit à l’Ogre quelques remords de ne les avoir pas égorgez dés le soir même, se leva vers le milieu de la nuit, et, prenant les bonnets de ses freres et le sien, il alla tout doucement les mettre sur la teste des sept filles de l’Ogre, aprés leur avoir osté leurs couronnes d’or, qu’il mit sur la teste de ses freres et sur la sienne, afin que l’Ogre les prit pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu’il vouloit égorger.
La chose réüssit comme il l’avoit pensé: car l’Ogre, s’estant éveillé sur le minuit, eut regret d’avoir differé au lendemain ce qu’il pouvoit executer la veille. Il se jetta donc brusquement hors du lit, et, prenant son grand couteau:
"Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drolles; n’en faisons pas à deux fois".
Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, et s’approcha du lit où étoient les petits garçons, qui dormoient tous, excepté le Petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu’il sentit la main de l’Ogre qui luy tastoit la teste, comme il avoit tasté celle de tous ses freres. L’Ogre, qui sentit les couronnes d’or:
"Vrayment, dit-il. j’allois faire là un bel ouvrage; je voy bien que je bus trop hier au soir".
Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits bonnets des garçons:
"Ah! les voilà dit-il, nos gaillards; travaillons hardiment".
En disant ces mots, il coupa sans balancer, la gorge à ses sept filles. Fort content de cette expedition, il alla se recoucher auprés de sa femme. Aussitost que le petit Poucet entendit ronfler l’Ogre, il reveilla ses freres, et leur dit de s’habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin et sauterent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toûjours en tremblant, et sans sçavoir où ils alloient.
L’Ogre, s’estant éveillé, dit à sa femme:
"Va t’en là-haut habiller ces petits droles d’hier au soir".
L’Ogresse fut fort estonnée de la bonté de son mary, ne se doutant point de la maniere qu’il entendoit qu’elle les habillast, et croyant qu’il lui ordonnoit de les aller vestir. Elle monta en haut, où elle fut bien surprise lorsqu’elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans leur sang.
Elle commença par s’évanoüir, car c’est le premier expedient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres. L’Ogre, craignant que sa femme ne fût trop longtemps à faire la besongne dont il l’avoit chargée, monta en haut pour luy aider. Il ne fut pas moins estonné que sa femme lorsqu’il vit cet affreux spectacle.
"Ah! qu’ay-je fait là? s’écria-t-il. Ils me le payeront, les malheureux, et tout à l’heure".
Il jetta aussitost une potée d’eau dans le nez de sa femme, et, l’ayant fait revenir: "Donne-moy viste mes bottes de sept lieuës, luy dit-il, afin que j’aille les
attraper".
Il se mit en campagne, et, aprés avoir couru bien loin de tous les costez, enfin il entra dans le chemin où marchoient ces pauvres enfans, qui n’étoient plus qu’à cent pas du logis de leur pere. Ils virent l’Ogre qui alloit de montagne en montagne, et qui traversoit des rivieres aussi aisément qu’il auroit fait le moindre ruisseau. Le Petit Poucet, qui vit un rocher creux proche le lieu où ils estoient, y fit cacher ses six freres et s’y fourra aussi, regardant toûjours ce que l’Ogre deviendroit. L’Ogre, qui se trouvoit fort las du long chemin qu’il avoit fait inutilement (car les bottes de sept lieuës fatiguent fort leur homme), voulut se reposer; et, par hasard, il alla s’asseoir sur la roche où les petits garçons s’estoient cachez.
Comme il n’en pouvoit plus de fatigue, il s’endormit aprés s’estre reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement que les pauvres enfans n’eurent pas moins de peur que quand il tenoit son grand couteau pour leur couper la gorge. Le Petit Poucet en eut moins de peur, et dit à ses freres de s’enfuir promptement à la maison pendant que l’Ogre dormoit bien fort, et qu’ils ne se missent point en peine de luy. Ils crurent son conseil, et gagnerent viste la maison.
Le Petit Poucet, s’estant approché de l’Ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitost. Les bottes estoient fort grandes et fort larges; mais comme elles estoient fées, elles avoient le don de s’agrandir et de s’apetisser selon la jambe de celuy qui les chaussoit: de sorte qu’elles se trouverent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles avoient esté faites pour lui.
Il alla droit à la maison de l’Ogre, où il trouva sa femme qui pleuroit auprés de ses filles égorgées.
"Vostre mary, lui dit le Petit Poucet, est en grand danger: car il a esté pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuër s’il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu’ils luy tenoient le poignard sur la gorge, il m’a aperceu et m’a prié de vous venir avertir de l’estat où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu’il a de vaillant, sans en rien retenir, parce qu’autrement ils le tuëront sans misericorde. Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieuës, que voilà, pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je sois un affronteur".
La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitost tout ce qu’elle avoit: car cet Ogre ne laissoit pas d’estre fort bon mari, quoiqu’il mangeast les petits enfans. Le Petit Poucet, estant donc chargé de toutes les richesses de l’Ogre, s’en revint au logis de son pere, où il fut receu avec bien de la joye.
Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d’accord de cette derniere circonstance, et qui prétendent que le Petit Poucet n’a jamais fait ce vol à l’Ogre; qu’à la verité il n’avoit pas fait conscience de luy prendre ses bottes de sept lieuës, parce qu’il ne s’en servoit que pour courir aprés les petits enfans. Ces gens-là asseurent le sçavoir de bonne part, et même pour avoir bû et mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent que lorsque le Petit Pou cet eut chaussé les bottes de l’Ogre, il s’en alla à la cour, où il sçavoit qu’on estoit fort en peine d’une armée qui estoit à deux cents lieües de là, et du succés d’une bataille qu’on avoit donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi, et luy dit que, s’il le souhaitoit, il luy rapporteroit des nouvelles de l’armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d’argent s’il en venoit à bout. Le Petit Poucet rapporta des nouvelles dés le soir même; et, cette premiere course l’ayant fait connoître, il gagnoit tout ce qu’il vouloit: car le roi le payoit parfaitement bien pour porter ses ordres à l’armée, et une infinité de dames luy donnoient tout ce qu’il vouloit pour avoir des nouvelles de leurs amans: et ce fut là son plus grand gain.
Il se trouvoit quelques femmes qui le chargeoient de lettres pour leurs maris; mais elles le payoient si mal, et cela alloit à si peu de chose, qu’il ne daignoit mettre en ligne de compte ce qu’il gagnoit de ce côté-là.
Aprés avoir fait pendant quelque temps le métier de courier, et y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son pere, où il n’est pas possible d’imaginer la joye qu’on eut de le revoir. Il mit toute sa famille à son aise. Il achepta des offices de nouvelle création pour son pere et pour ses freres, et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.

Moralité 

On ne s’afflige point d’avoir beaucoup d’enfans 
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands 
Et d’un extérieur qui brille; 
Mais si l’un d’eux est foible ou ne dit mot, 
On le méprise, on le l’aille, on le pille. 
Quelquefois, cependant, c’est ce petit marmot 
Qui fera le bonheur de toute la famille.





Le Petit Chaperon Rouge
C. Perrault





Il estoit une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eut sçû voir; sa mere en estoit folle, et sa mere-grand plus folle encore. Cette bonne femme luy fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seïoit si bien que partout on l’appelloit le petit Chaperon rouge.
Un jour, sa mere, ayant cui et fait des galettes, luy dit:
"Va voir comme se porte ta mere-grand, car on m’a dit qu’elle estoit malade. Porte-luy une galette et ce petit pot de beurre".
Le petit Chaperon rouge partit aussi tost pour aller chez sa mere-grand, qui demeuroit dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compere le Loup, qui eut bien envie de la manger, mais il n’osa, à cause de quelques bucherons qui estoient dans la forest. Il luy demanda où elle alloit. La pauvre enfant, qui ne sçavoit pas qu’il estoit dangereux de s’arrester à écouter un loup, luy dit:
"Je vais voir ma mere-grand, et luy porter une galette avec un petit pot de beurre, que ma mere luy envoye."
"Demeure-t-elle bien loin?" lui dit le Loup.
"Oh ouy, dit le petit Chaperon rouge: c’est par delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la premiere maison du village."
"Et bien! dit le Loup, je veux l’aller voir aussi; je m’y en vais par ce chemin icy, et toy par ce chemin-là; et nous verrons qui plûtost y sera".
Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui estoit le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir aprés des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontroit.
Le Loup ne fut pas long-temps à arriver à la maison de la mere-grand. Il heurte: toc, toc.
"Qui est là?"
"C’est vôtre fille, le petit Chaperon rouge (dit le Loup en contrefaisant sa voix), qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mere vous envoye." La bonne mere-grand, qui estoit dans son lit, à cause qu’elle se trouvoit un peu mal, luy cria:
"Tire la chevillette, la bobinette cherra".
Le Loup tira la chevillette, et la porte s’ouvrit. Il se jetta sur la bonne femme, et la devora en moins de rien, car il y avoit plus de trois jours qu’il n’avoit mangé. Ensuite il ferma la porte, et s’alla coucher dans le lit de la mere-grand, en attendant le petit Chaperon rouge, qui, quelque temps aprés, vint heurter à la porte: toc, toc.
"Qui est là?"
Le petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup, eut peur d’abord, mais, croyant que sa mere-grand étoit enrhumée, répondit;
"C’est vostre fille, le petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mere vous envoye".
Le Loup luy cria, en adoucissant un peu sa voix:
"Tire la chevillette, la bobinette cherra".
Le petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit. Le Loup, la voyant entrer, luy dit en se cachant dans le lit, sous la couverture:
"Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moy".
Le petit Chaperon rouge se deshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien estonnée de voir comment sa mere-grand estoit faite en son deshabillé. Elle luy dit:
"Ma mere-grand, que vous avez de grands bras!"
"C’est pour mieux t’embrasser, ma fille!"
"Ma mere-grand, que vous avez de grandes jambes!"
"C’est pour mieux courir, mon enfant!"
"Ma mere-grand, que vous avez de grandes oreilles!"
"C’est pour mieux écouter, mon enfant!"
"Ma mere-grand, que vous avez de grands yeux!"
"C’est pour mieux voir, mon enfant!"
"Ma mere-grand, que vous avez de grandes dens!"
"C’est pour te manger!"
Et, en disant ces mots, ce méchant Loup se jetta sur le petit Chaperon rouge, et la mangea.


Moralité 

On voit icy que de jeunes enfans, 
Sur tout de jeunes filles, 
Belles, bien faites et gentilles, 
Font tres-mal d’écouter toute sorte de gens, 
Et que ce n’est pas chose étrange 
S’il en est tant que le loup mange. 
Je dis le loup, car tous les loups 
Ne sont pas de la mesme sorte: 
Il en est d’une humeur accorte, 
Sans bruit, sans fiel et sans couroux, 
Qui, privez, complaisans et doux, 
Suivent les jeunes demoiselles 
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles. 
Mais, hélas! qui ne sçait que ces loups doucereux 
De tous les loups sont les plus dangereux!





Peau d’Âne
C. Perrault 


G. Doré



Il est des gens de qui l’esprit guindé,
Sous un front jamais déridé,
Ne souffre, n’approuve et n’estime
Que le pompeux et le sublime;
Pour moi, j'ose poser en fait
Qu’en de certains moments l'esprit le plus parfait
Peut aimer sans rougir jusqu’aux Marionnettes;
Et qu’il est des temps et des lieux
Où le grave et le sérieux
Ne valent pas d’agréables sornettes.
Pourquoi faut-il s’émerveiller
Que la Raison la mieux sensée,
Lasse souvent de trop veiller,
Par des contes d’Ogre et de Fée Ingénieusement bercée,
Prenne plaisir à sommeiller?
Sans craindre donc qu’on me condamne
De mal employer mon loisir,
Je vais, pour contenter votre juste désir,
Vous conter tout au long l’histoire de Peau-d’Âne.

Il était une fois un Roi,
Le plus grand qui fût sur la Terre,
Aimable en Paix, terrible en Guerre,
Seul enfin comparable à soi:
Ses voisins le craignaient, ses États étaient calmes,
Et l’on voyait de toutes parts
Fleurir, à l’ombre de ses palmes,
Et les Vertus et les beaux Arts.
Son aimable Moitié, sa Compagne fidèle,
Était si charmante et si belle,
Avait l’esprit si commode et si doux
Qu’il était encor avec elle
Moins heureux Roi qu’heureux époux.
De leur tendre et chaste Hyménée
Pleine de douceur et d’agrément,
Avec tant de vertus une fille était née
Qu’ils se consolaient aisément
De n’avoir pas de plus ample lignée.

Dans son vaste et riche Palais
Ce n’était que magnificence;
Partout y fourmillait une vive abondance
De Courtisans et de Valets;
Il avait dans son Écurie
Grands et petits chevaux de toutes les façons;
Couverts de beaux caparaçons
Roides d’or et de broderie;
Mais ce qui surprenait tout le monde en entrant,
C’est qu’au lieu le plus apparent,
Un maître Âne étalait ses deux grandes oreilles.
Cette injustice vous surprend,
Mais lorsque vous saurez ses vertus nonpareilles,
Vous ne trouverez pas que l’honneur fût trop grand.
Tel et si net le forma la Nature
Qu’il ne faisait jamais d’ordure,
Mais bien beaux Écus au soleil
Et Louis de toute manière,
Qu’on allait recueillir sur la blonde litière
Tous les matins à son réveil.

Or le Ciel qui parfois se lasse
De rendre les hommes contents,
Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce,
Ainsi que la pluie au beau temps,
Permit qu’une âpre maladie
Tout à coup de la Reine attaquât les beaux jours.
Partout on cherche du secours;
Mais ni la Faculté qui le Grec étudie,
Ni les Charlatans ayant cours,
Ne purent tous ensemble arrêter l’incendie
Que la fièvre allumait en s’augmentant toujours.

Arrivée à sa dernière heure
Elle dit au Roi son Époux:
« Trouvez bon qu’avant que je meure
J’exige une chose de vous;
C’est que s’il vous prenait envie
De vous remarier quand je n’y serai plus…
— Ah! dit le Roi, ces soins sont superflus,
Je n’y songerai de ma vie, Soyez en repos là-dessus.
 — Je le crois bien, reprit la Reine,
Si j’en prends à témoin votre amour véhément;
Mais pour m’en rendre plus certaine,
Je veux avoir votre serment,
Adouci toutefois par ce tempérament
Que si vous rencontrez une femme plus belle,
Mieux faite et plus sage que moi,
Vous pourrez franchement lui donner votre foi
Et vous marier avec elle.»
Sa confiance en ses attraits
Lui faisait regarder une telle promesse
Comme un serment, surpris avec adresse,
De ne se marier jamais.
Le Prince jura donc, les yeux baignés de larmes,
Tout ce que la Reine voulut;
La Reine entre ses bras mourut,
Et jamais un Mari ne fit tant de vacarmes.
À l’ouïr sangloter et les nuits et les jours,
On jugea que son deuil ne lui durerait guère,
Et qu’il pleurait ses défuntes Amours
Comme un homme pressé qui veut sortir d’affaire.

On ne se trompa point.
Au bout de quelques mois
Il voulut procéder à faire un nouveau choix;
Mais ce n’était pas chose aisée,
Il fallait garder son serment
Et que la nouvelle Épousée
Eût plus d’attraits et d’agrément
Que celle qu’on venait de mettre au monument.

Ni la Cour en beautés fertile,
Ni la Campagne, ni la Ville,
Ni les Royaumes d’alentour
Dont on alla faire le tour,
N’en purent fournir une telle;
L’Infante seule était plus belle
Et possédait certains tendres appas
Que la défunte n’avait pas.
Le Roi le remarqua lui-même
Et brûlant d’un amour extrême
Alla follement s’aviser
Que par cette raison il devait l’épouser.
Il trouva même un Casuiste
Qui jugea que le cas se pouvait proposer.
Mais la jeune Princesse triste
D’ouïr parler d’un tel amour,
Se lamentait et pleurait nuit et jour.

De mille chagrins l’âme pleine,
Elle alla trouver sa Marraine,
Loin, dans une grotte à l’écart
De Nacre et de Corail richement étoffée.
C’était une admirable Fée
Qui n’eut jamais de pareille en son Art.
Il n’est pas besoin qu’on vous die
Ce qu’était une Fée en ces bienheureux temps;
Car je suis sûr que votre Mie
Vous l’aura dit dès vos plus jeunes ans.

« Je sais, dit-elle, en voyant la Princesse,
Ce qui vous fait venir ici,
Je sais de votre cœur la profonde tristesse;
Mais avec moi n’ayez plus de souci.
Il n’est rien qui vous puisse nuire
Pourvu qu’à mes conseils vous vous laissiez conduire.
Votre Père, il est vrai, voudrait vous épouser;
Écouter sa folle demande
Serait une faute bien grande,
Mais sans le contredire on le peut refuser.

Dites-lui qu’il faut qu’il vous donne
Pour rendre vos désirs contents,
Avant qu’à son amour votre cœur s’abandonne,
Une Robe qui soit de la couleur du Temps.
Malgré tout son pouvoir et toute sa richesse,
Quoique le Ciel en tout favorise ses vœux,
Il ne pourra jamais accomplir sa promesse.»

Aussitôt la jeune Princesse
L’alla dire en tremblant à son Père amoureux
Qui dans le moment fit entendre
Aux Tailleurs les plus importants
Que s’ils ne lui faisaient, sans trop le faire attendre,
Une Robe qui fût de la couleur du Temps,
Ils pouvaient s’assurer qu’il les ferait tous pendre.

Le second jour ne luisait pas encor
Qu’on apporta la Robe désirée;
Le plus beau bleu de l’Empyrée
N’est pas, lorsqu’il est ceint de gros nuage d’or
D’une couleur plus azurée.
De joie et de douleur l’Infante pénétrée
Ne sait que dire ni comment
Se dérober à son engagement.
« Princesse, demandez-en une,
Lui dit sa Marraine tout bas,
Qui plus brillante et moins commune,
Soit de la couleur de la Lune.
Il ne vous la donnera pas.»
À peine la Princesse en eut fait la demande
Que le Roi dit à son Brodeur:
« Que l’astre de la Nuit n’ait pas plus de splendeur
Et que dans quatre jours sans faute on me la rende.»

Le riche habillement fut fait au jour marqué,
Tel que le Roi s’en était expliqué.
Dans les Cieux où la Nuit a déployé ses voiles,
La Lune est moins pompeuse en sa robe d’argent
Lors même qu’au milieu de son cours diligent
Sa plus vive clarté fait pâlir les étoiles.

La Princesse admirant ce merveilleux habit,
Était à consentir presque délibérée;
Mais par sa Marraine inspirée,
Au Prince amoureux elle dit:
« Je ne saurais être contente
Que je n’aie une
Robe encore plus brillante
Et de la couleur du Soleil.»
Le Prince qui l’aimait d’un amour sans pareil,
Fit venir aussitôt un riche Lapidaire
Et lui commanda de la faire
D’un superbe tissu d’or et de diamants,
Disant que s’il manquait à le bien satisfaire,
Il le ferait mourir au milieu des tourments.

Le Prince fut exempt de s’en donner la peine,
Car l’ouvrier industrieux,
Avant la fin de la semaine,
Fit apporter l’ouvrage précieux,
Si beau, si vif, si radieux,
Que le blond Amant de Clymène,
Lorsque sur la voûte des Cieux
Dans son char d’or il se promène,
D’un plus brillant éclat n’éblouit pas les yeux.

L’Infante que ces dons achèvent de confondre,
À son Père, à son Roi ne sait plus que répondre.
Sa Marraine aussitôt la prenant par la main:
« Il ne faut pas, lui dit-elle à l’oreille,
Demeurer en si beau chemin;
Est-ce une si grande merveille
Que tous ces dons que vous en recevez,
Tant qu’il aura l’Âne que vous savez,
Qui d’écus d’or sans cesse emplit sa bourse?
Demandez-lui la peau de ce rare Animal.
Comme il est toute sa ressource,
Vous ne l’obtiendrez pas, ou je raisonne mal.»

Cette Fée était bien savante,
Et cependant elle ignorait encor
Que l’amour violent pourvu qu’on le contente,
Compte pour rien l’argent et l’or;
La peau fut galamment aussitôt accordée
Que l’Infante l’eut demandée.

Cette Peau quand on l’apporta
Terriblement l’épouvanta
Et la fit de son sort amèrement se plaindre.
Sa Marraine survint et lui représenta
Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre:
Qu’il faut laisser penser au Roi
Qu’elle est tout à fait disposée
À subir avec lui la conjugale Loi,
Mais qu’au même moment, seule et bien déguisée,
Il faut qu’elle s’en aille en quelque État lointain
Pour éviter un mal si proche et si certain.

« Voici, poursuivit-elle, une grande cassette
Où nous mettrons tous vos habits,
Votre miroir votre toilette,
Vos diamants et vos rubis.
Je vous donne encor ma Baguette;
En la tenant en votre main,
La cassette suivra votre même chemin
Toujours sous la Terre cachée;
Et lorsque vous voudrez l’ouvrir,
À peine mon bâton la Terre aura touchée
Qu’aussitôt à vos yeux elle viendra s’offrir.

Pour vous rendre méconnaissable,
La dépouille de l’âne est un masque admirable.
Cachez-vous bien dans cette peau,
On ne croira jamais, tant elle est effroyable,
Qu’elle renferme rien de beau.»

La Princesse ainsi travestie
De chez la sage Fée à peine fut sortie,
Pendant la fraîcheur du matin,
Que le Prince qui pour la Fête
De son heureux Hymen s’apprête,
Apprend tout effrayé son funeste destin.
Il n’est point de maison, de chemin, d’avenue,
Qu’on ne parcoure promptement;
Mais on s’agite vainement,
On ne peut deviner ce qu’elle est devenue.

Partout se répandit un triste et noir chagrin;
Plus de Noces, plus de Festin,
Plus de Tarte, plus de Dragées;
Les Dames de la Cour toutes découragées,
N’en dînèrent point la plupart;
Mais du Curé surtout la tristesse fut grande,
Car il en déjeuna fort tard,
Et qui pis est n’eut point d’offrande.

L’Infante cependant poursuivait son chemin,
Le visage couvert d’une vilaine crasse;
À tous Passants elle tendait la main,
Et tâchait pour servir de trouver une place.
Mais les moins délicats et les plus malheureux
La voyant si maussade et si pleine d’ordure,
Ne voulaient écouter ni retirer chez eux
Une si sale créature.

Elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin;
Enfin elle arriva dans une Métairie
Où la Fermière avait besoin
D’une souillon, dont l’industrie
Allât jusqu’à savoir bien laver des torchons
Et nettoyer l’auge aux Cochons.

On la mit dans un coin au fond de la cuisine
Où les Valets, insolente vermine,
Ne faisaient que la tirailler
La contredire et la railler;
Ils ne savaient quelle pièce lui faire,
La harcelant à tout propos;
Elle était la butte ordinaire
De tous leurs quolibets et de tous leurs bons mots.

Elle avait le Dimanche un peu plus de repos;
Car ayant du matin fait sa petite affaire,
Elle entrait dans sa chambre en tenant son huis clos,
Elle se décrassait, puis ouvrait sa cassette,
Mettait proprement sa toilette,
Rangeait dessus ses petits pots.
Devant son grand miroir, contente et satisfaite,
De la Lune tantôt la robe elle mettait,
Tantôt celle où le feu du Soleil éclatait,
Tantôt la belle robe bleue
Que tout l’azur des Cieux ne saurait égaler,
Avec ce chagrin seul que leur traînante queue
Sur le plancher trop court ne pouvait s’étaler.
Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche
Et plus brave cent fois que nulle autre n’était;
Ce doux plaisir la sustentait
Et la menait jusqu’à l’autre Dimanche.

J’oubliais à dire en passant
Qu’en cette grande Métairie
D’un Roi magnifique et puissant
Se faisait la Ménagerie,
Que là, Poules de Barbarie,
Râles, Pintades, Cormorans,
Oisons musqués, Canes Petières,
Et mille autres oiseaux de bizarres manières,
Entre eux presque tous différents,
Remplissaient à l’envi dix cours toutes entières.

Le Fils du Roi dans ce charmant séjour
Venait souvent au retour de la Chasse
Se reposer boire à la glace
Avec les Seigneurs de sa Cour.
Tel ne fut point le beau Céphale:
Son air était Royal, sa mine martiale,
Propre à faire trembler les plus fiers bataillons.
Peau d’Âne de fort loin le vit avec tendresse,
Et reconnut par cette hardiesse
Que sous sa crasse et ses haillons
Elle gardait encor le cœur d’une Princesse.

« Qu’il a l’air grand, quoiqu’il l’ait négligé,
Qu’il est aimable, disait-elle,
Et que bienheureuse est la belle
À qui son cœur est engagé!
D’une robe de rien s’il m’avait honorée,
Je m’en trouverais plus parée
Que de toutes celles que j’ai.»

Un jour le jeune Prince errant à l’aventure
De basse-cour en basse-cour,
Passa dans une allée obscure
Où de Peau d’Âne était l’humble séjour.
Par hasard il mit l’œil au trou de la serrure.
Comme il était fête ce jour,
Elle avait pris une riche parure
Et ses superbes vêtements
Qui, tissus de fin or et de gros diamants,
Égalaient du Soleil la clarté la plus pure.
Le Prince au gré de son désir
La contemple et ne peut qu’à peine,
En la voyant, reprendre haleine,
Tant il est comblé de plaisir.
Quels que soient les habits, la beauté du visage,
Son beau tour, sa vive blancheur,
Ses traits fins, sa jeune fraîcheur
Le touchent cent fois davantage;
Mais un certain air de grandeur,
Plus encore une sage et modeste pudeur,
Des beautés de son âme assuré témoignage,
S’emparèrent de tout son cœur.

Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte,
Il voulut enfoncer la porte;
Mais croyant voir une Divinité,
Trois fois par le respect son bras fut arrêté.

Dans le Palais, pensif il se retire,
Et là, nuit et jour il soupire;
Il ne veut plus aller au Bal
Quoiqu’on soit dans le Carnaval.
Il hait la Chasse, il hait la Comédie,
Il n’a plus d’appétit, tout lui fait mal au cœur,
Et le fond de sa maladie
Est une triste et mortelle langueur.

Il s’enquit quelle était cette Nymphe admirable
Qui demeurait dans une basse-cour,
Au fond d’une allée effroyable,
Où l’on ne voit goutte en plein jour.
« C’est, lui dit-on, Peaud’Âne, en rien Nymphe ni belle
Et que Peau d’Âne l’on appelle,
À cause de la Peau qu’elle met sur son cou;
De l’Amour c’est le vrai remède,
La bête en un mot la plus laide,
Qu’on puisse voir après le Loup.»
On a beau dire, il ne saurait le croire;
Les traits que l’amour a tracés
Toujours présents à sa mémoire
N’en seront jamais effacés.

Cependant la Reine sa Mère
Qui n’a que lui d’enfant pleure et se désespère;
De déclarer son mal elle le presse en vain,
Il gémit, il pleure, il soupire,
Il ne dit rien, si ce n’est qu’il désire
Que Peau d’Âne lui fasse un gâteau de sa main;
Et la Mère ne sait ce que son Fils veut dire.
« Ô Ciel ! Madame, lui dit-on,
Cette Peau d’Âne est une noire Taupe
Plus vilaine encore et plus gaupe
Que le plus sale Marmiton.
— N’importe, dit la Reine, il le faut satisfaire
Et c’est à cela seul que nous devons songer.»
Il aurait eu de l’or, tant l’aimait cette Mère,
S’il en avait voulu manger.

Peau d’Âne donc prend sa farine
Qu’elle avait fait bluter exprès
Pour rendre sa pâte plus fine,
Son sel, son beurre et ses œufs frais;
Et pour bien faire sa galette,
S’enferme seule en sa chambrette.

D’abord elle se décrassa
Les mains, les bras et le visage,
Et prit un corps d’argent que vite elle laça
Pour dignement faire l’ouvrage
Qu’aussitôt elle commença.

On dit qu’en travaillant un peu trop à la hâte,
De son doigt par hasard il tomba dans la pâte
Un de ses anneaux de grand prix;
Mais ceux qu’on tient savoir le fin de cette histoire
Assurent que par elle exprès il y fut mis;
Et pour moi franchement je l’oserais bien croire,
Fort sûr que, quand le Prince à sa porte aborda
Et par le trou la regarda,
Elle s’en était aperçue:
Sur ce point la femme est si drue
Et son œil va si promptement
Qu’on ne peut la voir un moment
Qu’elle ne sache qu’on l’a vue.
Je suis bien sûr encor et j’en ferais serment,
Qu’elle ne douta point que de son jeune Amant
La Bague ne fût bien reçue.

On ne pétrit jamais un si friand morceau,
Et le Prince trouva la galette si bonne
Qu’il ne s’en fallut rien que d’une faim gloutonne
Il n’avalât aussi l’anneau.
Quand il en vit l’émeraude admirable,
Et du jonc d’or le cercle étroit,
Qui marquait la forme du doigt,
Son cœur en fut touché d’une joie incroyable;
Sous son chevet il le mit à l’instant,
Et son mal toujours augmentant,
Les Médecins sages d’expérience,
En le voyant maigrir de jour en jour,
Jugèrent tous, par leur grande science,
Qu’il était malade d’amour.

Comme l’Hymen, quelque mal qu’on en die,
Est un remède exquis pour cette maladie,
On conclut à le marier;
Il s’en fit quelque temps prier Puis dit:
« Je le veux bien, pourvu que l’on me donne
En mariage la personne
Pour qui cet anneau sera bon.»
À cette bizarre demande,
De la Reine et du Roi la surprise fut grande;
Mais il était si mal qu’on n’osa dire non.

Voilà donc qu’on se met en quête
De celle que l’anneau, sans nul égard du sang,
Doit placer dans un si haut rang;
Il n’en est point qui ne s’apprête
À venir présenter son doigt
Ni qui veuille céder son droit.

Le bruit ayant couru que pour prétendre au Prince,
Il faut avoir le doigt bien mince,
Tout Charlatan, pour être bienvenu,
Dit qu’il a le secret de le rendre menu;
L’une, en suivant son bizarre caprice,
Comme une rave le ratisse;
L’autre en coupe un petit morceau;
Une autre en le pressant croit qu’elle l’apetisse;
Et l’autre, avec de certaine eau,
Pour le rendre moins gros en fait tomber la peau;
Il n’est enfin point de manœuvre
Qu’une Dame ne mette en œuvre,
Pour faire que son doigt cadre bien à l’anneau.

L’essai fut commencé par les jeunes Princesses,
Les Marquises et les Duchesses;
Mais leurs doigts quoique délicats,
Étaient trop gros et n’entraient pas.
Les Comtesses, et les Baronnes,
Et toutes les nobles Personnes,
Comme elles tour à tour présentèrent leur main
Et la présentèrent en vain.

Ensuite vinrent les Grisettes
Dont les jolis et menus doigts,
Car il en est de très bien faites,
Semblèrent à l’anneau s’ajuster quelquefois.
Mais la Bague toujours trop petite ou trop ronde
D’un dédain presque égal rebutait tout le monde.

Il fallut en venir enfin
Aux Servantes, aux Cuisinières,
Aux Tortillons, aux Dindonnières,
En un mot à tout le fretin,
Dont les rouges et noires pattes,
Non moins que les mains délicates,
Espéraient un heureux destin.
Il s’y présenta mainte fille
Dont le doigt, gros et ramassé,
Dans la Bague du Prince eût aussi peu passé
Qu’un câble au travers d’une aiguille.

On crut enfin que c’était fait,
Car il ne restait en effet,
Que la pauvre Peau d’Âne au fond de la cuisine.
Mais comment croire, disait-on,
Qu’à régner le ciel la destine!
Le Prince dit: « Et pourquoi non?
Qu’on la fasse venir.»
Chacun se prit à rire,
Criant tout haut: « Que veut-on dire,
De faire entrer ici cette sale guenon? »
Mais lorsqu’elle tira de dessous sa peau noire
Une petite main qui semblait de l’ivoire
Qu’un peu de pourpre a coloré,
Et que de la Bague fatale,
D’une justesse sans égale
Son petit doigt fut entouré,
La Cour fut dans une surprise
Qui ne peut pas être comprise.

On la menait au Roi dans ce transport subit;
Mais elle demanda qu’avant que de paraître
Devant son Seigneur et son Maître,
On lui donnât le temps de prendre un autre habit.
De cet habit, pour la vérité dire,
De tous côtés on s’apprêtait à rire;
Mais lorsqu’elle arriva dans les Appartements,
Et qu’elle eut traversé les salles
Avec ses pompeux vêtements
Dont les riches beautés n’eurent jamais d’égales;
Que ses aimables cheveux blonds
Mêlés de diamants dont la vive lumière
En faisait autant de rayons,
Que ses yeux bleus, grands, doux et longs,
Qui pleins d’une Majesté fière
Ne regardent jamais sans plaire et sans blesser,
Et que sa taille enfin si menue et si fine
Qu’avec que ses deux mains on eût pu l’embrasser,
Montrèrent leurs appas et leur grâce divine,
Des Dames de la Cour, et de leurs ornements
Tombèrent tous les agréments.

Dans la joie et le bruit de toute l’Assemblée,
Le bon Roi ne se sentait pas
De voir sa Bru posséder tant d’appas;
La Reine en était affolée,
Et le Prince son cher Amant,
De cent plaisirs l’âme comblée,
Succombait sous le poids de son ravissement.
Pour l’Hymen aussitôt chacun prit ses mesures;
Le Monarque en pria tous les Rois d’alentour,
Qui, tous brillants de diverses parures,
Quittèrent leurs États pour être à ce grand jour.
On en vit arriver des climats de l’Aurore,
Montés sur de grands Éléphants;
Il en vint du rivage More,
Qui, plus noirs et plus laids encore,
Faisaient peur aux petits enfants;
Enfin de tous les coins du Monde,
Il en débarque et la Cour en abonde.

Mais nul Prince, nul Potentat,
N’y parut avec tant d’éclat
Que le père de l’Épousée,
Qui d’elle autrefois amoureux
Avait avec le temps purifié les feux
Dont son âme était embrasée.
Il en avait banni tout désir criminel
Et de cette odieuse flamme
Le peu qui restait dans son âme
N’en rendait que plus vif son amour paternel.
Dès qu’il la vit: « Que béni soit le Ciel
Qui veut bien que je te revoie,
Ma chère enfant », dit-il, et tout pleurant de joie,
Courut tendrement l’embrasser;
Chacun à son bonheur voulut s’intéresser,
Et le futur Époux était ravi d’apprendre
Que d’un Roi si puissant il devenait le Gendre.

Dans ce moment la Marraine arriva
Qui raconta toute l’histoire,
Et par son récit acheva
De combler Peau d’Âne de gloire.

Il n’est pas malaisé de voir
Que le but de ce Conte est qu’un Enfant apprenne
Qu’il vaut mieux s’exposer à la plus rude peine
Que de manquer à son devoir;

Que la Vertu peut être infortunée
Mais qu’elle est toujours couronnée;
Que contre un fol amour et ses fougueux transports
La Raison la plus forte est une faible digue,
Et qu’il n’est point de riches trésors
Dont un Amant ne soit prodigue;

Que de l’eau claire et du pain bis
Suffisent pour la nourriture
De toute jeune Créature,
Pourvu qu’elle ait de beaux habits;
Que sous le Ciel il n’est point de femelle
Qui ne s’imagine être belle,
Et qui souvent ne s’imagine encor
Que si des trois Beautés la fameuse querelle
S’était démêlée avec elle,
Elle aurait eu la pomme d’or.

Le Conte de Peau d’Âne est difficile à croire,
Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants,
Des Mères et des Mères-grands,
On en gardera la mémoire.



Riquet à la Houppe
C. Perrault



G. Doré



Il était une fois une reine qui accoucha d'un fils, si laid et si mal fait, qu'on douta longtemps s'il avait forme humaine. Une fée qui se trouva à sa naissance assura qu'il ne laisserait pas d'être aimable, parce qu'il aurait beaucoup d'esprit; elle ajouta même qu'il pourrait, en vertu du don qu'elle venait de lui faire, donner autant d'esprit qu'il en aurait à celle qu'il aimerait le mieux.
Tout cela consola un peu la pauvre reine, qui était bien affligée d'avoir mis au monde un si vilain marmot. Il est vrai que cet enfant ne commença pas plus tôt à parler qu'il dit mille jolies choses, et qu'il avait dans toutes ses actions je ne sais quoi de si spirituel, qu'on en était charmé. J'oubliais de dire qu'il vint au monde avec une petite houppe de cheveux sur la tête, ce qui fit qu'on le nomma Riquet à la houppe, car Riquet était le nom de la famille.
Au bout de sept ou huit ans la reine d'un royaume voisin accoucha de deux filles. La première qui vint au monde était plus belle que le jour : la reine en fut si aise, qu'on appréhenda que la trop grande joie qu'elle en avait ne lui fit mal. La même fée qui avait assisté à la naissance du petit Riquet à la houppe était présente, et pour modérer la joie de la reine, elle lui déclara que cette petite princesse n'aurait point d'esprit, et qu'elle serait aussi stupide qu'elle était belle. Cela mortifia beaucoup la reine; mais elle eut quelques moments après un bien plus grand chagrin, car la seconde fille dont elle accoucha se trouva extrêmement laide.
"Ne vous affligez point tant, Madame", lui dit la fée "votre fille sera récompensée d'ailleurs, et elle aura tant d'esprit, qu'on ne s'apercevra presque pas qu'il lui manque de la beauté." "Dieu le veuille", répondit la reine, "mais n'y aurait-il point moyen de faire avoir un peu d'esprit à l'aînée qui est si belle?"
"Je ne puis rien pour elle, Madame, du côté de l'esprit, lui dit la fée, mais je puis tout du côté de la beauté; et comme il n'y a rien que je ne veuille faire pour votre satisfaction, je vais lui donner pour don de pouvoir rendre beau qui lui plaira."
A mesure que ces deux princesses devinrent grandes, leurs perfections crûrent aussi avec elles, et on ne parlait partout que de la beauté de l'aînée, et de l'esprit de la cadette. Il est vrai aussi que leurs défauts augmentèrent beaucoup avec l'âge. La cadette enlaidissait à vue d'oeil, et l'aînée devenait plus stupide de jour en jour. Ou elle ne répondait rien à ce qu'on lui demandait, ou elle disait une sottise. Elle était avec cela si maladroite qu'elle n'eût pu ranger quatre porcelaines sur le bord d'une cheminée sans en casser une, ni boire un verre d'eau sans en répandre la moitié sur ses habits.
Quoique la beauté soit un grand avantage chez une jeune femme, cependant la cadette l'emportait presque toujours sur son aînée dans toutes les soirées. D'abord on allait du côté de la plus belle pour la voir et pour l'admirer, mais bientôt après, on allait à celle qui avait le plus d'esprit, pour lui entendre dire mille choses agréables, et on était étonné qu'en moins d'un quart d'heure l'aînée n'avait plus personne auprès d'elle, et que tout le monde s'était rangé autour de la cadette. L'aînée, quoique fort stupide, le remarqua bien, et elle eût donné sans regret toute sa beauté pour avoir la moitié de l'esprit de sa soeur. La reine, toute sage qu'elle était, ne put s'empêcher de lui reprocher plusieurs fois sa bêtise, ce qui pensa faire mourir de douleur cette pauvre princesse.
Un jour qu'elle s'était retirée dans un bois pour y plaindre son malheur, elle vit venir à elle un petit homme fort laid et fort désagréable, mais vêtu très magnifiquement. C'était le jeune prince Riquet à la houppe, qui étant devenu amoureux d'elle d'après ses portraits qui circulaient par tout le monde, avait quitté le royaume de son père pour avoir le plaisir de la voir et de lui parler. Ravi de la rencontrer ainsi toute seule, il l'aborde avec tout le respect et toute la politesse imaginables. Ayant remarqué, après lui avoir fait les compliments ordinaires, qu'elle était fort mélancolique, il lui dit: 
"Je ne comprends point, Madame, comment quelqu'un aussi belle que vous l'êtes peut être aussi triste que vous le paraissez; car, quoique je puisse me vanter d'avoir vu une infinité de belles dames, je puis dire que je n'en ai jamais vu dont la beauté approche de la vôtre."
"Cela vous plaît à dire, Monsieur", lui répondit la princesse, et en demeure là. "La beauté," reprit Riquet à la houppe, "est un si grand avantage qu'il doit tenir lieu de tout le reste; et quand on le possède, je ne vois pas qu'il y ait rien qui puisse nous affliger beaucoup."
"J'aimerais mieux," dit la princesse, "être aussi laide que vous et avoir de l'esprit, que d'avoir de la beauté comme j'en ai, et être bête autant que je le suis."
"Il n'y a rien, Madame, qui marque davantage qu'on a de l'esprit, que de croire n'en pas avoir, et il est de la nature de ce bien-là, que plus on en a, plus on croit en manquer."
"Je ne sais pas cela", dit la princesse, "mais je sais bien que je suis fort bête, et c'est de là que vient le chagrin qui me tue."
"Si ce n'est que cela, Madame, qui vous afflige, je puis aisément mettre fin à votre douleur."
"Et comment ferez-vous?" dit la princesse.
"J'ai le pouvoir, Madame, dit Riquet à la houppe, de donner de l'esprit autant qu'on en saurait avoir à celle que je dois aimer le plus; et comme vous êtes, Madame, celle-là, il n'en tiendra qu'à vous que vous n'ayez autant d'esprit qu'on en peut avoir, pourvu que vous vouliez bien m'épouser."

La princesse demeura toute interdite, et ne répondit rien.
"Je vois", reprit Riquet à la houppe, "que cette proposition vous fait de la peine, et je ne m'en étonne pas; mais je vous donne un an tout entier pour vous y résoudre." 
La princesse avait si peu d'esprit, et en même temps une si grande envie d'en avoir, qu'elle s'imagina que la fin de cette année ne viendrait jamais; de sorte qu'elle accepta la proposition qui lui était faite. Elle n'eut pas plus tôt promis à Riquet à la houppe qu'elle l'épouserait dans un an à pareil jour, qu'elle se sentit tout autre qu'elle n'était auparavant; elle se trouva une facilité incroyable à dire tout ce qui lui plaisait, et à le dire d'une manière fine, aisée et naturelle. Elle commença dès ce moment une conversation galante et soutenue avec Riquet à la houppe, où elle brilla d'une telle force que Riquet à la houppe crut lui avoir donné plus d'esprit qu'il ne s'en était réservé pour lui-même.
Quand elle fut retournée au palais, toute la cour ne savait que penser d'un changement si subit et si extraordinaire, car autant qu'on lui avait entendu dire d'impertinences auparavant, autant lui entendait-on dire des choses bien sensées et infiniment spirituelles. Toute la cour en eut une joie qui ne peut s'imaginer; il n'y eut que sa cadette qui n'en fut pas bien aise, parce que n'ayant plus sur son aînée l'avantage de l'esprit, elle ne paraissait plus auprès d'elle qu'une guenon fort désagréable.
Le roi se conduisait selon ses avis, et allait même quelquefois tenir le conseil dans son appartement. Le bruit de ce changement s'étant répandu, tous les jeunes princes des royaumes voisins firent grands efforts pour s'en faire aimer, et presque tous la demandèrent en mariage; mais elle n'en trouvait point qui eût assez d'esprit, et elle les écoutait tous sans s'engager avec l'un d'eux. Cependant il en vint un si puissant, si riche, si spirituel et si bien fait, qu'elle ne put s'empêcher d'avoir de la bonne volonté pour lui. Son père, s'en étant aperçu, lui dit qu'il la faisait la maîtresse sur le choix d'un époux, et qu'elle n'avait qu'à se déclarer. Comme plus on a d'esprit et plus on a de peine à prendre une ferme résolution sur cette affaire, elle demanda, après avoir remercié son père, qu'il lui donnât du temps pour y penser.
Elle alla par hasard se promener dans le même bois où elle avait trouvé Riquet à la houppe, pour rêver plus commodément à ce qu'elle avait à faire. Dans le temps qu'elle se promenait, rêvant profondément, elle entendit un bruit sourd sous ses pieds, comme de plusieurs gens qui vont et viennent et qui agissent. Ayant prêté l'oreille plus attentivement, elle entendit que l'un disait :
"Apporte-moi cette marmite"; l'autre:"Donne-moi cette chaudière"; l'autre: "Mets du bois dans ce feu."
La terre s'ouvrit dans le même temps, et elle vit sous ses pieds comme une grande cuisine pleine de cuisiniers, de marmitons et de toutes sortes d'officiers nécessaires pour faire un festin magnifique. Il en sortit une bande de vingt ou trente rôtisseurs, qui allèrent se camper dans une allée du bois autour d'une table fort longue, et qui tous, la lardoire à la main, et la queue de renard sur l'oreille, se mirent à travailler en cadence au son d'une chanson harmonieuse. La princesse, étonnée de ce spectacle, leur demanda pour qui ils travaillaient.
"C'est, Madame", lui répondit le plus apparent de la bande, "pour le prince Riquet à la houppe, dont les noces se feront demain."
La princesse, encore plus surprise qu'elle ne l'avait été, et se ressouvenant tout à coup qu'il y avait un an qu'à pareil jour elle avait promis d'épouser le prince Riquet à la houppe, elle pensa tomber de son haut. Ce qui faisait qu'elle ne s'en souvenait pas, c'est que, quand elle fit cette promesse, elle était bête, et qu'en prenant le nouvel esprit que le prince lui avait donné, elle avait oublié toutes ses sottises.
Elle n'eut pas fait trente pas en continuant sa promenade, que Riquet à la houppe se présenta à elle, brave, magnifique, et comme un prince qui va se marier.
"Vous me voyez, dit-il, Madame, exact à tenir ma parole, et je ne doute point que vous ne veniez ici pour exécuter la vôtre, et me rendre, en me donnant la main, le plus heureux de tous les hommes."
"Je vous avouerai franchement," répondit la princesse, "que je n'ai pas encore pris ma décision là-dessus, et que je ne crois pas pouvoir jamais la prendre comme vous la souhaitez."
"Vous m'étonnez, Madame", lui dit Riquet à la houppe.
"Je le crois", dit la princesse, "et assurément si j'avais affaire à un brutal, à un homme sans esprit, je me trouverais bien embarrassée. Une princesse n'a que sa parole, me dirait-il, et il faut que vous m'épousiez, puisque vous me l'avez promis; mais comme celui à qui je parle est l'homme du monde qui a le plus d'esprit, je suis sûre qu'il entendra raison. Vous savez que, quand j'étais bête, je ne pouvais néanmoins me résoudre à vous épouser; comment voulez-vous qu'ayant l'esprit que vous m'avez donné, qui me rend encore plus difficile en gens que je n'étais, je prenne aujourd'hui une .décision que je n'ai pu prendre dans ce temps-là? Si vous pensiez tout de bon à m'épouser, vous avez eu grand tort de m'ôter ma bêtise, et de me faire voir plus clair que je ne voyais."
"Si un homme sans esprit", répondit Riquet à la houppe, "serait bien reçu, comme vous venez de le dire, à vous reprocher votre manque de parole, pourquoi voulez-vous, Madame, que je n'en use pas de même, dans une chose où il y va de tout le bonheur de ma vie? Est-il raisonnable que ceux qui ont de l'esprit soient d'une pire condition que ceux qui n'en ont pas? Pouvez-vous le prétendre, vous qui en avez tant, et qui avez tant souhaité d'en avoir? Mais venons au fait, s'il vous plaît: à la réserve de ma laideur, y at-il quelque chose en moi qui vous déplaise? Etes-vous mal contente de ma naissance, de mon esprit, de mon humeur, et de mes manières?"
"Nullement", répondit la princesse, "j'aime en vous tout ce que vous venez de me dire."
"Si cela est ainsi", reprit Riquet à la houppe, "je vais être heureux, puisque vous pouvez me rendre le plus aimable de tous les hommes."
"Comment cela se peut-il?" lui dit la Princesse.
"Cela se fera", répondit Riquet à la houppe, "si vous m'aimez assez pour souhaiter que cela soit; et afin, Madame, que vous n'en doutiez pas, sachez que la même fée qui au jour de ma naissance me fit le don de pouvoir rendre spirituelle qui me plairait, vous a aussi fait le don de pouvoir rendre beau celui que vous aimerez, et à qui vous voudrez bien faire cette faveur."
"Si la chose est ainsi", dit la princesse, "je souhaite de tout mon coeur que vous deveniez le prince du monde le plus beau et le plus aimable; et je vous en fais le don autant qu'il m'est possible."
La princesse n'eut pas plus tôt prononcé ces paroles, que Riquet à la houppe parut à ses yeux l'homme du monde le plus beau, le mieux fait, et le plus aimable qu'elle eût jamais vu. Quelques-uns assurent que ce ne furent point les charmes de la fée qui opérèrent, mais que l'amour seul fit cette métamorphose. Ils disent que la princesse ayant fait réflexion sur la persévérance de son amant, sur sa discrétion, et sur toutes les bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne vit plus la difformité de son corps, ni la laideur de son visage, que sa bosse ne lui sembla plus que le bon air d'un homme qui fait le gros dos; et qu'au lieu que jusqu'alors elle l'avait vu boiter effroyablement, elle ne lui trouva plus qu'un certain air penché qui la charmait; ils disent encore que ses yeux, qui étaient louches, ne lui en parurent que plus brillants, que leur dérèglement passa dans son esprit pour la marque d'un violent excès d'amour, et qu'enfin son gros nez rouge eut pour elle quelque chose de martial et d'héroïque.
Quoi qu'il en soit, la princesse lui promit sur-le-champ de l'épouser, pourvu qu'il en obtint le consentement du roi son père. Le roi ayant su que sa fille avait beaucoup d'estime pour Riquet à la houppe, qu'il connaissait d'ailleurs pour un prince très spirituel et très sage, le reçut avec plaisir pour son gendre. Dès le lendemain les noces furent faites, ainsi que Riquet à la houppe l'avait prévu, et selon les ordres qu'il en avait donnés longtemps auparavant.


Moralité 

Ce que t on voit dans cet écrit 
Est moins un conte en l’air que la verité même. 
Tout est beau dans ce que ton aime, 
Tout ce qu’on aime a de l’esprit


Autre Moralité 

Dans un objet où la nature 
Aura mis de beaux traits et la vive peinture 
D’un teint où jamais l’art ne sçauroit arriver, 
Tous ces dons pourront moins pour rendre un cœur sensible 
Qu’un seul agrément invisible 
Que l’amour y fera trouver.




La Barbe-Bleuë
C. Perrault


G. Doré



Il estoit une fois un homme qui avoit de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderies, et des carosses tout dorez. Mais, par malheur, cet homme avoit la barbe bleuë: cela le rendoit si laid et si terrible qu’il n’estoit ni femme ni fille qui ne s’enfuit de devant luy.
Une de ses voisines, dame de qualité, avoit deux filles parfaitement belles. Il luy en demanda une en mariage, et luy laissa le choix de celle qu’elle voudroit luy donner. Elles n’en vouloient point toutes deux, et se le renvoyoient l’une à l’autre, ne pouvant se resoudre à prendre un homme qui eut la barbe bleuë. Ce qui les dégoûtoit encore, c’est qu’il avoit déjà épousé plusieurs femmes, et qu’on ne sçavoit ce que ces femmes estoient devenuës.
La Barbe-Bleue, pour faire connoissance, les mena, avec leur mere et trois ou quatre de leurs meilleures amies et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n’estoit que promenades, que parties de chasse et de pesche, que danses et festins, que collations: on ne dormoit point, et on passoit toute la nuit à se faire des malices les uns aux autres; enfin tout alla si bien que la cadette commença à trouver que le maistre du logis n’avoit plus la barbe si bleuë et que c’estoit un fort honneste homme. Dés qu’on fust de retour à la ville, le mariage se conclut.
Au bout d’un mois, la Barbe-Bleuë dit à sa femme qu’il estoit obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de consequence; qu’il la prioit de se bien divertir pendant son absence; qu’elle fist venir ses bonnes amies; qu’elle les menast à la campagne, si elle vouloit; que partout elle fist bonne chere.
"Voilà, luy dit-il, les clefs des deux grands gardemeubles; voilà celles de la vaisselle d’or et d’argent, qui ne sert pas tous les jours; voilà celles de mes coffres forts, où est mon or et mon argent; celles des cassettes où sont mes pierreries, et voilà le passe-partout de tous les appartemens. Pour cette petite clef-cy, c’est la clef du cabinet au bout de la grande gallerie de l’appartement bas; ouvrez tout, allez par tout; mais, pour ce petit cabinet, je vous deffens d’y entrer, et je vous le deffens de telle sorte que, s’il vous arrive de l’ouvrir, il n’y a rien que vous ne deviez attendre de ma colere."
Elle promit d’observer exactement tout ce qui luy venoist d’estre ordonné, et luy, aprés l’avoir embrassée, il monte dans son carosse, et part pour son voyage.
Les voisines et les bonnes amies n’attendirent pas qu’on les envoyast querir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avoient d’impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n’ayant osé y venir pendant que le mari y estoit, à cause de sa barbe bleuë, qui leur faisoit peur. Les voilà aussi tost à parcourir les chambres, les cabinets, les garderobes, toutes plus belles et plus riches les unes que les autres. Elles monterent ensuite aux gardemeubles, où elles ne pouvoient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sophas, des cabinets, des gueridons, des tables et des miroirs où l’on se voyoit depuis les pieds jusqu’à la teste, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d’argent et de vermeil doré, estoient les plus belles et les plus magnifiques qu’on eut jamais veuës. Elles ne cessoient d’exagerer et d’envier le bon heur de leur amie, qui, cependant, ne se divertissoit point à voir toutes ces richesses, à cause de l’impatience qu’elle avoit d’aller ouvrir le cabinet de l’appartement bas.
Elle fut si pressée de sa curiosité que, sans considerer qu’il estoit malhonneste de quitter sa compagnie, elle y descendit par un petit escalier dérobé, et avec tant de précipitation qu’elle pensa se rompre le cou deux ou trois fois. Estant arrivée à la porte du cabinet. elle s’y arresta quelque temps, songeant à la deffense que son mari luy avoit faite, et considerant qu’il pourroit luy arriver malheur d’avoir esté desobéïssante; mais la tentation estoit si forte qu’elle ne put la surmonter: elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.
D’abord elle ne vit rien, parce que les fenestres estoient fermées. Aprés quelques momens, elle commença à voir que le plancher estoit tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se miroient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs (c’étoit toutes les femmes que la Barbe-Bleuë avoit épousées. et qu’il avoit égorgées l’une aprés l’autre). Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu’elle venoit de retirer de la serrure, luy tomba de la main.
Aprés avoir un peu repris ses esprits, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu; mais elle n’en pouvait venir à bout, tant elle estoit émeuë.
Ayant remarqué que la clef du cabinet estoit tachée de sang, elle l’essuia deux ou trois fois; mais le sang ne s’en alloit point: elle eut beau la laver, et mesme la frotter avec du sablon et avec du grais, il y demeura toûjours du sang, car la clef estoit fée, et il n’y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait: quand on ôtoit le sang d’un costé, il revenoit de l’autre.
La Barbe-Bleuë revint de son voyage dés le soir mesme, et dit qu’il avoit receu des lettres, dans le chemin, qui luy avoient appris que l’affaire pour laquelle il estoit party venoit d’estre terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu’elle put pour lui témoigner qu’elle estoit ravie de son promt retour.
Le lendemain, il luy redemanda les clefs; et elle les luy donna, mais d’une main si tremblante qu’il devina sans peine tout ce qui s’estoit passé.
"D’où vient, luy dit-il, que la clef du cabinet n’est point avec les autres?"
"Il faut, dit-elle, que je l’aye laissée là-haut sur ma table."
"Ne manquez pas, dit la Barbe-Bleuë, de me la donner tantost."
Après plusieurs remises, il falut apporter la clef. La Barbe-Bleuë, l'ayant considerée, dit à sa femme:
"Pourquoy y a-t-il du sang sur cette clef ?"
"Je n’en sçais rien", répondit la pauvre femme, plus pasle que la mort.
"Vous n’en sçavez rien!- reprit la Barbe-Bleuë.- Je le sçay bien, moy. Vous avez voulu entrer dans le cabinet! Hé bien, Madame, vous y entrerez, et irez prendre votre place auprés des dames que vous y avez veuës."
Elle se jetta aux pieds de son mari en pleurant, et en luy demandant pardon, avec toutes les marques d’un vrai repentir, de n’avoir pas esté obëissante. Elle auroit attendri un rocher, belle et affligée comme elle estoit; mais la Barbe-Bleuë avoit le cœur plus dur qu’un rocher.
"Il faut mourir, Madame, luy dit-il, et tout à l’heure.
"Puis qu’il faut mourir, répondit-elle en le regardant les yeux baignez de larmes, donnez moy un peu de temps pour prier Dieu."
"Je vous donne un demy-quart d’heure, reprit la Barbe-Bleuë, mais pas un moment davantage."
"Lorsqu’elle fut seule, elle appella sa sœur, et luy dit:
"Ma sœur Anne (car elle s’appelloit ainsi), monte; je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes freres ne viennent point: ils m’ont promis qu’ils me viendroient voir aujourd’huy; et, si tu les vois, fais-leur signe de se hâter."
La sœur Anne monta sur le haut de la tour; et la pauvre affligée luy crioit de temps en temps:
"Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?"
Et la sœur Anne luy répondoit:
"Je ne vois rien que le soleil qui poudroye et l’herbe qui verdoye."
Cependant, la Barbe-Bleuë, tenant un grand coutelas à sa main, crioit de toute sa force à sa femme:
"Descens viste, ou je monteray là-haut."
"Encore un moment, s’il vous plaist", lui répondoit sa femme; et aussi tost elle crioit tout bas: "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?"
Et la sœur Anne répondoit:
"Je ne vois rien que le soleil qui poudroye et l’herbe qui verdoye."
"Descens donc viste, crioit la Barbe-Bleuë, ou je monteray là-haut."
"Je m’en vais", répondoit la femme; et puis elle crioit: «"Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?"
"Je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussiere qui vient de ce costé-cy…" "Sont-ce mes freres?"
"Hélas! non, ma sœur: c’est un troupeau de moutons…"
"Ne veux-tu pas descendre?" crioit la Barbe-Bleuë.
"Encore un moment", répondoit sa femme; et puis elle crioit: "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?"
"Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce costé-cy, mais ils sont bien loin encore."
"Dieu soit loué!" s’ écria-t-elle un moment aprés,"ce sont mes freres. Je leur fais signe tant que je puis de se haster."
La Barbe-Bleuë se mit à crier si fort que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jetter à ses pieds toute épleurée et toute échevelée. "Cela ne sert de rien, dit la Barbe-Bleuë; il faut mourir."
Puis, la prenant d’une main par les cheveux, et de l’autre levant le coutelas en l’air, il alloit luy abattre la teste. La pauvre femme, se tournant vers luy, et le regardant avec des yeux mourans, le pria de luy donner un petit moment pour se recueillir.
"Non, non, dit-il, recommande-toy bien à Dieu"; et, levant son bras…
Dans ce moment, on heurta si fort à la porte que la Barbe-Bleuë s’arresta tout court. On ouvrit, et aussi tost on vit entrer deux cavaliers, qui, mettant l’épée à la main, coururent droit à la Barbe-Bleuë.
Il reconnut que c’étoit les freres de sa femme, l’un dragon et l’autre mousquetaire, de sorte qu’il s’enfuit aussi tost pour se sauver; mais les deux freres le poursuivirent de si prés qu’ils l’attraperent avant qu’il pust gagner le perron. Ils luy passerent leur épée au travers, du corps, et le laisserent mort. La pauvre femme estoit presque aussi morte que son mari, et n’avoit pas la force de se lever pour embrasser ses freres.
Il se trouva que la Barbe-Bleuë n’avoit point d’heritiers, et qu’ainsi sa femme demeura maistresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa sœur Anne avec un jeune gentilhomme dont elle estoit aimée depuis long-temps, une autre partie à acheter des charges de capitaine à ses deux freres, et le reste à se marier elle-mesme à un fort honneste homme, qui luy fit oublier le mauvais temps qu’elle avoit passé avec la Barbe-Bleuë.


Moralité

La curiosité, malgré tous ses attraits, 
Couste souvent bien des regrets; 
On en voit, tous les jours, mille exemples paroistre. 
C’est, n’en déplaise au sexe, un plaisir bien leger. 
Dés qu’on le prend, il cesse d’estre. 
Et toûjours il couste trop cher


Autre Moralité

Pour peu qu’on ait l’esprit sensé 
Et que du monde on sçache le grimoire, 
On voit bien tost que cette histoire 
Est un conte du temps passé. 
Il n’est plus d’époux si terrible, 
Ny qui demande l’impossible, 
Fût-il mal-content et jaloux. 
Prés de sa femme on le voit filer doux; 
Et, de quelque couleur que sa barbe puisse estre, 
On a peine à juger qui des deux est le maistre.




La Belle au Bois Dormant
C. Perrault


Birmingham C.



Il était une fois un Roi et une Reine qui étaient si fâchés de n'avoir point d'enfants, si fâchés qu'on ne saurait dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde, vœux, pèlerinages, menues dévotions; tout fut mis en œuvre, et rien n'y faisait.
Enfin pourtant la Reine devint grosse, et accoucha d'une fille: on fit un beau Baptême; on donna pour Marraines à la petite Princesse toutes les Fées qu'on pût trouver dans le Pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des Fées en ce temps-là, la Princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables.
Après les cérémonies du Baptême toute la compagnie revint au Palais du Roi, où il y avait un grand festin pour les Fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille Fée qu'on n'avait point priée parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une Tour et qu'on la croyait morte, ou enchantée.
Le Roi lui fit donner un couvert, mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept Fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents.
Une des jeunes Fées qui se trouva auprès d'elle l'entendit, et jugeant qu'elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite Princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer autant qu'il lui serait possible le mal que la vieille aurait fait.
Cependant les Fées commencèrent à faire leurs dons à la Princesse. La plus jeune lui donna pour don qu'elle serait la plus belle du monde, celle d'après qu'elle aurait de l'esprit comme un Ange, la troisième qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait, la quatrième qu'elle danserait parfaitement bien, la cinquième qu'elle chanterait comme un Rossignol, et la sixième qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments à la perfection.
Le rang de la vieille Fée étant venu, elle dit en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait.
Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n'y eut personne qui ne pleurât.
Dans ce moment la jeune Fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles:
"Rassurez-vous, Roi et Reine, votre fille n'en mourra pas: il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait. La Princesse se percera la main d'un fuseau; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un Roi viendra la réveiller"
Le Roi, pour tâcher d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un Edit, par lequel il défendait à tous de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi sous peine de mort.
Au bout de quinze ou seize ans, le Roi et la Reine étant allés à une de leurs Maisons de plaisance, il arriva que la jeune Princesse courant un jour dans le Château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon dans un petit galetas, où une bonne Vieille était seule à filer sa quenouille.
Cette bonne femme n'avait point entendu parler des défenses que le Roi avait faites de filer au fuseau.
"Que faites-vous là, ma bonne femme?" dit la Princesse.
"Je file, ma belle enfant" lui répondit la vieille qui ne la connaissait pas.
"Ha! que cela est joli - reprit la Princesse - comment faites-vous? Donnez-moi que je voie si j'en ferais bien autant."
Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'Arrêt des Fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie.
La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours: on vient de tous côtés, on jette de l'eau au visage de la Princesse, on la délace, on lui frappe dans les mains, on lui frotte les tempes avec de l'eau de la Reine de Hongrie; mais rien ne la faisait revenir.
Alors le Roi, qui était monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées, et jugeant bien qu'il fallait que cela arrivât, puisque les fées l'avaient dit, fit mettre la Princesse dans le plus bel appartement du Palais, sur un lit en broderie d'or et d'argent. On eût dit d'un Ange, tant elle était belle; car son évanouissement n'avait pas ôté les couleurs vives de son teint: ses joues étaient incarnates, et ses lèvres comme du corail; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l'entendait respirer doucement, ce qui montrait bien qu'elle n'était pas morte.
Le Roi ordonna qu'on la laissât dormir, jusqu'à ce que son heure de se réveiller fût venue.
La bonne Fée qui lui avait sauvé la vie, en la condamnant à dormir cent ans, était dans le Royaume de Mataquin, à douze mille lieues de là, lorsque l'accident arriva à la Princesse; mais elle en fut avertie en un instant par un petit Nain, qui avait des bottes de sept lieues (c'était des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d'une seule enjambée).
La Fée partit aussitôt, et on la vit au bout d'une heure arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons. Le Roi lui alla présenter la main à la descente du chariot.
Elle approuva tout ce qu'il avait fait; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que quand la Princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux Château.
Voici ce qu'elle fit: elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce Château (hors le Roi et la Reine), Gouvernantes, Filles d'Honneur, Femmes de Chambre, Gentilshommes, Officiers, Maîtres d'Hôtel, Cuisiniers, Marmitons, Galopins, Gardes, Suisses, Pages, Valets de pied; elle toucha aussi tous les chevaux qui étaient dans les Ecuries, avec les Palefreniers, les gros mâtins de basse-cour, et Pouffe, la petite chienne de la Princesse, qui était auprès d'elle sur son lit. Dès qu'elle les eut touchés, ils s'endormirent tous, pour ne se réveiller qu'en même temps que leur Maîtresse, afin d'être tout prêts à la servir quand elle en aurait besoin: les broches mêmes qui étaient au feu toutes pleines de perdrix et de faisans s'endormirent, et le feu aussi. Tout cela se fit en un moment; les Fées n'étaient pas longues à leur besogne.
Alors le Roi et la Reine, après avoir embrassé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du Château, et firent publier des défenses à qui que ce soit d'en approcher.
Ces défenses n'étaient pas nécessaires, car il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer: en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des Tours du Château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des Curieux.
Au bout de cent ans, le Fils du Roi qui régnait alors, et qui était d'une autre famille que la Princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c'était que ces Tours qu'il voyait au-dessus d'un grand bois fort épais; chacun lui répondit selon qu'il en avait ouï parler.
Les uns disaient que c'était un vieux Château où il revenait des Esprits; les autres que tous les Sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion était qu'un Ogre y demeurait, et que là il emportait tous les enfants qu'il pouvait attraper, pour pouvoir les manger à son aise, et sans qu'on le pût suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois.
Le Prince ne savait qu'en croire, lorsqu'un vieux Paysan prit la parole, et lui dit:
"Mon Prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai entendu dire de mon père qu'il y avait dans ce Château une Princesse, la plus belle du monde; qu'elle devait y dormir cent ans, et qu'elle serait réveillée par le fils d'un Roi, à qui elle était réservée."
Le jeune Prince à ce discours se sentit tout de feu; il crut sans hésiter qu'il mettrait fin à une si belle aventure; et poussé par l'amour et par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était.
A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux-mêmes pour le laisser passer: il marcha vers le Château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé.
Il continua donc son chemin: un Prince jeune et amoureux est toujours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte: c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait partout, et ce n'était que des corps étendus d'hommes et d'animaux, qui paraissaient morts. Il reconnut pourtant bien au nez bourgeonné et à la face vermeille des Suisses qu'ils n'étaient qu'endormis, et leurs tasses, où il y avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez qu'ils s'étaient endormis en buvant. Il passe une grande cour pavée de marbre, il monte l'escalier, il entre dans la salle des Gardes qui étaient rangés en haie, l'arme sur l'épaule, et ronflants de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres pleines de Gentilshommes et de Dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis; il entre dans une chambre toute dorée, et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu: une Princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin.
Il s'approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d'elle.
Alors comme la fin de l'enchantement était venue, la Princesse s'éveilla; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre:
"Est-ce vous, mon Prince? - lui dit-elle - vous vous êtes bien fait attendre."
Le prince, charmé de ces paroles, et plus encore de la manière dont elles étaient dites, ne savait comment lui témoigner sa joie et sa reconnaissance; il l'assura qu'il l'aimait plus que lui-même. Ses discours furent mal rangés, ils en plurent davantage: peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner; elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire, car il y a apparence (l'Histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables. Enfin il y avait quatre heures qu'ils se parlaient, et ils ne s'étaient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avaient à se dire.
Cependant tout le Palais s'était réveillé avec la princesse; chacun songeait à faire sa charge, et comme ils n'étaient pas tous amoureux, ils mouraient de faim; la Dame d'honneur, pressée comme les autres,
s'impatienta, et dit tout haut à la Princesse que la viande était servie.
Le Prince aida la Princesse à se lever; elle était tout habillée et fort magnifiquement; mais il se garda bien de lui dire qu'elle était habillée comme ma grand-mère, et qu'elle avait un collet monté: elle n'en était pas moins belle.
Ils passèrent dans un Salon de miroirs, et y soupèrent, servis par les Officiers de la Princesse; les Violons et les Hautbois jouèrent de vieilles pièces, mais excellentes, quoiqu'il y eût près de cent ans qu'on ne les jouât plus; et après souper, sans perdre de temps, le grand Aumônier les maria dans la Chapelle du Château, et la Dame d'honneur leur tira le rideau: ils dormirent peu, la Princesse n'en avait pas grand besoin, et le Prince la quitta dès le matin pour retourner à la Ville, où son Père devait être en peine de lui. Le Prince lui dit qu'en chassant il s'était perdu dans la forêt, et qu'il avait couché dans la hutte d'un Charbonnier, qui lui avait fait manger du pain noir et du fromage. Le Roi son père, qui était bon homme, le crut, mais sa Mère n'en fut pas bien persuadée, et voyant qu'il allait presque tous les jours à la chasse, et qu'il avait toujours une raison pour s'excuser, quand il avait couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu'il n'eût quelque amourette: car il vécut avec la princesse plus de deux ans entiers, et en eut deux enfants, dont le premier, qui fut une fille, fut nommée l'Aurore, et le second un fils, qu'on nomma le Jour, parce qu'il paraissait encore plus beau que sa sœur.
La Reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire s'expliquer, qu'il fallait se contenter dans la vie, mais il n'osa jamais lui confier son secret; il la craignait quoiqu'il l'aimât, car elle était de race Ogresse, et le roi ne l'avait épousée qu'à cause de ses grands biens; on disait même tout bas à la Cour qu'elle avait les inclinations des Ogres, et qu'en voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux; ainsi le Prince ne voulut jamais rien dire.
Mais quand le Roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, et qu'il se vit le maître, il déclara publiquement son Mariage, et alla en grande cérémonie chercher la Reine sa femme dans son Château.
On lui fit une entrée magnifique dans la Ville Capitale, où elle entra au milieu de ses deux enfants. Quelque temps après, le Roi alla faire la guerre à l'Empereur Cantalabutte son voisin. Il laissa la Régence du Royaume à la Reine sa mère, et lui recommanda vivement sa femme et ses enfants: il devait être à la guerre tout l'Eté, et dès qu'il fut parti, la Reine-Mère envoya sa Bru et ses enfants à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir aisément assouvir son horrible envie.
Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à son Maître d'Hôtel:
"Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore."
"Ah! Madame" dit le Maître d'Hôtel.
"Je le veux - dit la Reine (et elle le dit d'un ton d'Ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche) - et je veux la manger à la Sauce-robert."
Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer d'une Ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite Aurore: elle avait alors quatre ans, et vint en sautant et en riant se jeter à son cou, et lui demander du bonbon.
Il se mit à pleurer, le couteau lui tomba des mains, et il alla dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau, et lui fit une si bonne sauce que sa Maîtresse l'assura qu'elle n'avait jamais rien mangé de si bon. Il avait emporté en même temps la petite Aurore, et l'avait donnée à sa femme pour la cacher dans le logement qu'elle avait au fond de la basse-cour.
Huit jours après, la méchante Reine dit à son Maître d'Hôtel:
"Je veux manger à mon souper le petit Jour."
Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois; il alla chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret à la main, dont il faisait des armes avec un gros Singe: il n'avait pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme qui le cacha avec la petite Aurore, et donna à la place du petit Jour un petit chevreau fort tendre, que l'Ogresse trouva admirablement bon.
Cela avait fort bien été jusque-là, mais un soir cette méchante Reine dit au Maître d'Hôtel:
"Je veux manger la Reine à la même sauce que ses enfants."
Ce fut alors que le pauvre maître d'hôtel désespéra de pouvoir encore la tromper. La jeune Reine avait vingt ans passés, sans compter les cent ans qu'elle avait dormi: sa peau était un peu dure, quoique belle et blanche; et le moyen de trouver dans la Ménagerie une bête aussi dure que cela?
Il prit la résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, et monta dans sa chambre, dans l'intention de n'en pas faire à deux fois; il s'excitait à la fureur, et entra le poignard à la main dans la chambre de la jeune reine. Il ne voulut pourtant point la surprendre, et il lui dit avec beaucoup de respect l'ordre qu'il avait reçu de la Reine-Mère.
"Faites votre devoir - lui dit-elle, en lui tendant le cou - exécutez l'ordre qu'on vous a donné; j'irai revoir mes enfants, mes pauvres enfants que j'ai tant aimés ", car elle les croyait morts depuis qu'on les avait enlevés sans rien lui dire.
"Non, non, Madame - lui répondit le pauvre maître d'hôtel tout attendri - vous ne mourrez point, et vous pourrez revoir vos chers enfants, mais ce sera chez moi où je les ai cachés, et je tromperai encore la Reine, en lui faisant manger une jeune biche en votre place."
Il la mena aussitôt à sa chambre, où la laissant embrasser ses enfants et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la Reine mangea à son souper, avec le même appétit que si c'eût été la jeune Reine. Elle était bien contente de sa cruauté, et elle se préparait à dire au Ro , à son retour, que les loups enragés avaient mangé la Reine sa femme et ses deux enfants.
Un soir qu'elle rôdait comme d'habitude dans les cours et basses-cours du Château pour y humer quelque viande fraîche, elle entendit dans une salle basse le petit Jour qui pleurait, parce que la Reine sa mère le voulait faire fouetter, parce qu'il avait été méchant, et elle entendit aussi la petite Aurore qui demandait pardon pour son frère.
L'Ogresse reconnut la voix de la Reine et de ses enfants, et furieuse d'avoir été trompée, elle commande dès le lendemain au matin, avec une voix épouvantable, qui faisait trembler tout le monde, qu'on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu'elle fit remplir de crapauds, de vipères, de couleuvres et de serpents, pour y faire jeter la Reine et ses enfants, le Maître d'Hôtel, sa femme et sa servante: elle avait donné ordre de les amener les mains liées derrière le dos.
Ils étaient là, et les bourreaux se préparaient à les jeter dans la cuve, lorsque le Roi, qu'on n'attendait pas si tôt, entra dans la cour à cheval; il était venu en poste, et demanda tout étonné ce que voulait dire cet horrible spectacle; personne n'osait l'en instruire, quand l'Ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyait, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avait fait mettre.
Le Roi ne put s'empêcher d'en être fâché, car elle était sa mère; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme et ses enfants.


Moralité

Attendre quelque temps pour avoir un époux,
Riche, bien fait, galant et doux,
La chose est assez naturelle,
Mais l'attendre cent ans, et toujours en dormant,
On ne trouve plus de femelle,
Qui dormit si tranquillement.
La Fable semble encor vouloir nous faire entendre
Que souvent de l'Hymen les agréables nœuds,
Pour être différés, n'en sont pas moins heureux,
Et qu'on ne perd rien pour attendre ;
Mais le sexe avec tant d'ardeur,
Aspire à la foi conjugale,
Que je n'ai pas la force ni le cœur,
De lui prêcher cette morale.



Nota

Un leggerissimo tradimento, per quanto riguarda la "morale finale" da parte del prestigioso traduttore Collodi.

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